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L’Asiatique reprenait la même antienne :

— Bon : il vient, tu le butes. En deux coups les gros les perdreaux sauront que c’est toi, après notre randonnée de l’autre fois.

— Pas s’il n’y a pas de témoins ! La première fois compte pour du beurre : à preuve, personne ne nous a inquiétés.

Il soupirait :

— Je jacte pour la peau, rien ne te fera changer d’idée !

— Non, rien ! Mais si tu as les copeaux, tu peux te casser.

* * *

Après le départ brusqué de Groloff, Édouard avait lu à plusieurs reprises le texte judiciaire. Depuis son accident, ce document constituait sa première lecture. Lorsqu’il l’eut parfaitement assimilé, il prit une heure pour réfléchir, puis téléphona à son avocat. Il tomba sur la vieille Ophélie en savates qui poussa un long cri de surprise avant de lui apprendre que son mari plaidait et ne serait de retour que le soir.

— Mais qu’étiez-vous devenu ? questionna-t-elle. Henri a remué ciel et terre pour tenter de vous retrouver. À l’adresse de Suisse que vous lui aviez laissée, un monsieur grognon lui a répondu que vous étiez parti définitivement sans laisser d’adresse. Les juges vous ont salé, mon pauvre ami.

— Je sais, j’ai en mains leurs attendus.

— Mon mari veut se pourvoir en appel, mais en votre absence c’est impossible.

Le prince dit à la femme de Crémona qu’il se trouvait en clinique depuis plusieurs semaines, à la suite d’une ablation du poumon, qu’il y resterait encore un certain temps et qu’il priait son avocat de faire le voyage à Genève pour le rencontrer. Il demanda à la dame de noter l’adresse de la clinique et lui fit relire le texte pour s’assurer qu’elle l’avait enregistré correctement.

Lorsqu’il eut raccroché, il s’endormit, sentant combien ces émotions ajoutaient à son délabrement. Il avait la volonté de récupérer, tel un athlète après l’effort. Il lui fallait oublier la perfidie du duc, la ruine de la princesse, la prison qui le guettait, son état de santé si précaire qu’il doutait de retrouver un jour sa superbe forme physique. Ses prouesses amoureuses d’avant lui semblaient concerner un autre homme.

Il mangeait fort peu et les infirmières le « vitaminaient à bloc », selon leur propre expression.

Le lendemain, il décida de se reprendre en main pour repartir à la conquête d’une nouvelle existence. Édouard réclama des œufs au bacon qu’il parvint à manger entièrement. Après quoi, il demanda à la spécialiste de sa rééducation de ne pas lui faire de cadeau. Sa souffrance pulmonaire restait aussi ardente que celle de l’épaule, mais il pria les médecins d’interrompre les calmants pour pouvoir sortir de son apathie latente. Il ne voulait plus avoir ses pensées sous cellophane, car il allait devoir bientôt prendre de graves décisions. Il sentit comme une recrudescence de ses maux et se surprit à les offrir à Dieu, pour le rachat de fautes qui lui restaient indiscernables, malgré son humilité.

Deux jours plus tard, maître Crémona lui rendit visite, accompagné de son épouse. Le couple s’était mis sur son trente et un. Madame portait une jupe imprimée descendant jusqu’à ses chevilles nues et crasseuses, des sandales monastiques, à lanières : un chemisier blanc malpropre, une veste de tailleur noir dont le col commençait à verdir comme les très vieilles soutanes des très vieux curés d’antan. Ses longs cheveux, bien brossés, parvenaient à ses hanches ; leur couleur déteinte, mêlée de mèches grises, restait la même.

Le maître passait davantage inaperçu dans un prince-de-galles dont les revers s’enroulaient sur eux-mêmes comme des feuilles de chou. Il tenait une serviette de cuir infiniment râpée qu’on avait dû lui offrir lorsqu’il était étudiant. Il parla beaucoup au chevet du prince. Son épouse, assise à son côté, ponctuait le discours d’onomatopées souvent inopportunes. De temps à autre, Crémona se tournait vers elle pour lui sourire amoureusement ; il lui arriva, à plusieurs reprises, de lui caresser la chatte à travers l’étoffe de la jupe. Ce couple avait contracté une passion qui ne s’éteindrait même pas à la mort de l’un d’eux.

Il sortit des papiers de sa serviette, lut des articles du code, fit signer des pièces, réclama une attestation médicale que l’infimière-chef lui promit pour bientôt mais qu’il exigea immédiatement. En désespoir de cause devant cette obstination, on l’entraîna jusqu’au cabinet de consultation du professeur ayant opéré Édouard. Sa femme voulut le suivre, mais il lui fit « non » de la tête, gentiment, et lui donna un baiser appuyé sur la bouche comme s’ils devaient être séparés longtemps.

— C’est beau de voir une union aussi réussie que la vôtre, dit Édouard.

— C’est merveilleux, renchérit l’Ophélie au rabais.

Et elle avança sa main sur le drap d’Édouard, cherchant à situer l’emplacement de son sexe dont elle se saisit sans coup férir avec un gloussement de triomphe.

— Mais ça ne m’empêche pas d’être salope, avoua-t-elle ; je pense que c’est ce qui plaît à Henri.

— Soyez gentille : lâchez-moi, implora Édouard. C’est l’heure de mes soins et l’infirmière va entrer.

Elle y consentit.

— Je trouve toujours amusant d’attraper la queue d’un homme quand il ne s’y attend pas, confia Mme Crémona.

Le prince convint du côté plaisant de la chose.

L’avocat revint, triomphant, en brandissant le certificat comme un trophée.

— Épatant, ce toubib ! exulta-t-il. Espagnol, mais sympathique. On a bavardé : je connais bien la Costa Brava. Il y a toutefois une chose que je n’ai pas bien comprise et que je n’ai pas osé lui demander : pourquoi dit-il « le prince » en parlant de vous ?

— Par jeu, répondit Édouard ; parce que les infirmières me dorlotent.

* * *

Il rentra au château huit jours après la visite des Crémona. Il avait ourdi un petit complot avec le personnel soignant pour qu’on tût la chose à la princesse afin de lui faire une surprise.

Il descendit d’un taxi sur le coup de dix heures du matin pendant que Walter râtelait les premières feuilles mortes. Le bonhomme lâcha son instrument aratoire et vint ouvrir. Il lui fallut quelques secondes pour reconnaître le prince, tant celui-ci avait changé. Son visage émacié, sa barbe rousse, son bras en écharpe, son dos voûté faisaient d’Édouard un autre homme, presque un vieillard.

Le jardinier émit un gémissement de commisération :

— Monseigneur ! Oh ! monseigneur…

Puis, tout de go, évoquant le geste de Dmitri Joulaf, il s’écria :

— Ah ! le salaud ! Le sacré salaud !

Il se mit à sangloter, son front aux mèches blanches appuyé contre la grille et Édouard dut le réconforter :

— Allons, allons, pas de panique, Walter, je m’en remettrai ! Prêtez-moi votre bras pour aller jusqu’au perron.

Ils clopinèrent en direction du château. Le prince avançait tout de travers à cause de son épaule rafistolée qui le déséquilibrait, tenait sa main droite appuyée contre sa poitrine pour la comprimer. Le plus pénible fut de gravir les marches. Il dut marquer deux pauses avant d’en venir à bout. Walter ne parlait pas, ayant fort à faire pour le soutenir en le tenant par la taille. Il ouvrit la porte et la poussa.