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Lui passait ses après-midi dans le salon, à califourchon sur « la » chaise qu’il déplaçait pour admirer ses voitures l’une après l’autre.

Margaret avait peu à peu pris la place des domestiques et vaquait à de multiples occupations. Elle les accomplissait de bonne grâce, comme si la vaisselle, le lavage et le repassage avaient toujours été inclus dans ses attributions. Elle lançait à Édouard des regards assez proches de ceux dont le couvrait Gertrude ; mais il y avait de la supplication dans les siens.

Le prince restait indifférent à cette quête muette. Depuis son retour, hormis le baiser de l’arrivée, il ne l’approchait plus ; tout appétit physique l’avait fui.

Les seules occupations auxquelles il se livrait consistaient à entretenir les tractions. L’irremplaçable Selim avait apporté le matériel et les produits nécessaires : trousse de clés, bougies, bobines, courroies de ventilateur, polish, peau de chamois, détergent, burette d’huile, mastic. Lorsqu’il en trouvait l’énergie, le prince se mettait à fourbir les chromes et les carrosseries. Ses trois belles brillaient comme des joyaux dans le soleil tombant des hautes fenêtres. Gertrude finissait par s’y intéresser pour de bon, alors il soulevait les capots pour lui montrer les moteurs, l’initiant à la mécanique Citroën en usant de termes techniques que la princesse connaissait à présent par cœur à force de les entendre rabâcher.

Leur existence matérielle restait si frugale et si chiche que les onze mille francs duraient toujours.

Édouard continuait de cracher du sang et de souffrir de la poitrine.

— Il faut appeler le docteur, monseigneur, soufflait parfois Margaret, inquiète.

— Surtout pas, petite ! Un Skobos n’est pas une gonzesse : il attend les émeutiers dans son palais.

Elle secouait la tête sans comprendre.

— Te souviens-tu quand je te sodomisais, ma gentille Irlandaise ? Tu avais mal, mais c’était le bon temps. Le plaisir du prince, que veux-tu. Maintenant, je ne bande plus. Même au réveil j’ai la queue entre les jambes ; triste, non ?

Elle ne comprenait que le sens général du propos et s’éloignait, rouge de confusion.

Par souci d’économie, elle n’allait plus chez le coiffeur, s’occupant elle-même de ses cheveux drus ainsi que de ceux de la princesse qu’elle lavait et brossait interminablement avant de recomposer son sobre chignon monarchique. En son for intérieur, Édouard la surnommait Cosette et trouvait troublant que des êtres beaux et valablement intelligents comme Margaret Mullingar éprouvent un besoin d’asservissement les conduisant à vivre, presque misérablement, dans l’orbite des personnages d’exception. Goût du fanatisme ? Compensation d’ordre social, voire sexuel ? L’Irlandaise était agréable, touchante, presque jolie, si éperdument soumise qu’elle devenait « leur chose ».

Elle aurait fait une épouse exemplaire et Édouard regrettait de ne pas l’aimer. Un homme est un animal capable de se jeter sur la première femelle venue, mais qui en aime bien peu. Le prince pensait, avec une calme lucidité, qu’il ne vivrait plus très longtemps et qu’il n’aurait pas créé un couple, à plus forte raison un foyer. Cette pensée l’attristait. Quelle sotte malédiction les écartait de la vie normale, sa mère et lui ?

Il respirait de plus en plus mal ; à ses souffrances habituelles s’ajoutait un point de côté. Il suait de fièvre. S’affaiblissait. Il avait depuis longtemps terminé les médicaments prescrits par les médecins de la clinique et se contentait d’aspirine, ce qui augmentait ses fréquents saignements.

Pour tromper les longues périodes de la journée au cours desquelles il restait étendu sur son lit, il avait inventé un jeu baroque : s’obliger à retrouver dans les limbes de sa mémoire les péripéties de l’attentat. En fait, comme il n’avait plus revu Élodie, ni aucune personne se trouvant à sa table ce soir-là, il ne les savait que dans les grandes lignes. Pour tenter de renouer avec les souvenirs, il explorait le néant ; à force d’opiniâtreté, il y faisait jaillir des lueurs.

Il partait du commencement de la réception, passait une fade revue des invités, se rappelait son smoking pour saltimbanque de luxe, voyait les quatre musicos lugubres sur leur estrade illuminée. Il aurait fallu peu de chose pour faire du quatuor minable un numéro comique. On servait la bouffe : des sortes de semelles de cuir orange baptisées saumon d’Écosse. Les serveurs en veste blanche ; celui qui se consacrait à leur table devait être indonésien.

Sa mémoire lui restituait encore un flash sur les musiciens en train de quitter leur podium pour aller donner l’aubade de table en table. Et le noir absolu se reconstituait, inflexible.

Un après-midi, il prit un peu de monnaie et s’en fut téléphoner à Élodie d’une cabine téléphonique proche du château.

Elle poussa un cri de liesse en reconnaissant sa voix, sa pauvre voix de vieillard à l’agonie.

— Vous ! Enfin ! C’est horrible de ne pouvoir se rencontrer.

— Mais non, soupira-t-il ; c’est comme ça.

— Vous ne souffrez pas de notre séparation ?

— Pas plus que vous, peut-être moins.

— Mon Dieu, Édouard…

— Laissez tomber, Élodie. Je suis ruiné, physiquement, et financièrement aussi. Je n’ai plus suffisamment de forces pour me permettre des scènes émotionnelles. Je vous demande une dernière faveur : racontez-moi en détail l’attentat dont j’ai été victime.

— Vous ne vous le rappelez pas ?

— Si je m’en souvenais, je ne vous appellerais pas.

— Charmant.

Il ne prêta pas attention au sarcasme.

— Ce trou noir, cette période d’absence de soi-même, si je puis dire, est insupportable. Racontez !

Elle comprit son angoisse et se mit à évoquer le drame : les quatre musiciens en demi-cercle devant leur table, face au prince, interprétant le Beau Danuble bleu. Fin du morceau, maigres bravos de politesse. Dmitri repousse le couvert d’Édouard et dépose son instrument sur la table. Surpris, le prince demande ce qui lui prend. Le violoniste, en état second, répond simplement : « Un instant ! » Il engage sa main à l’intérieur de son smoking et sort un énorme pistolet noir. Il le dirige pensivement vers la poitrine d’Édouard. Il se fait à la table un silence terrifiant. Édouard ne bronche pas. Dmitri Joulaf presse par deux fois la détente (il n’y avait que deux balles dans le chargeur). Le prince accuse les deux coups par un double sursaut. Il entrouvre les lèvres mais aucun son ne sort de sa bouche. Ses mains se crispent sur la nappe, du sang se met à couler sur son plastron puis de ses commissures et il glisse lentement sur le côté. Élodie le saisit aux épaules pour l’empêcher de tomber. Dmitri a déposé son arme près de l’instrument et se sert une coupe de champage en utilisant celle du prince. Ce que voyant, des hommes se précipitent pour le ceinturer et l’obligent à s’asseoir. Dmitri a dit quelque chose, son acte perpétré, mais dans son affolement, elle n’a pas compris ses paroles. Elle a su par la suite qu’il avait traité Édouard d’imposteur. Elle conclut en assurant qu’elle est consternée de lui avoir amené un tel personnage ; elle ne s’en remettra jamais.

— C’est moi qui ne m’en remettrai jamais, répondit le prince.

Il ne fit aucune allusion au fait que Joulaf avait été son amant. La chose le laissait complètement froid.

« Il est dommage que je ne vive pas après avoir acquis ce détachement, songea-t-il. Comme on est fort quand on est indifférent ! »

* * *

Le lendemain de cette conversation téléphonique, il reçut un télégramme de maître Crémona, l’informant qu’il devrait se présenter le 18 du mois à la prison de Versailles pour y purger sa peine.