Là encore, la nouvelle le laissa de marbre. D’abord parce qu’il s’y attendait et était soulagé d’en finir, ensuite parce qu’il croyait fermement qu’il mourrait pendant son internement et il préférait disparaître loin des gens qu’il aimait. Édouard envisageait parfaitement de finir seul, comme l’avaient fait son père et son grand-père. Sa carcasse compètement dévastée aspirait à cesser et ce sombre besoin était conforté par sa résignation infinie.
Le voyage jusqu’à Paris lui posait un problème car il ne se sentait plus la force de l’effectuer en train, ni même en avion. Il se traîna une fois de plus jusqu’au taxiphone pour appeler Banane et lui demander de venir le chercher. Selim accepta avec joie. Édouard lui précisa qu’il devrait prétendre au château que Rosine avait eu un grave accident et que c’était la raison pour laquelle il venait quérir le prince.
Tout se passa comme prévu, mais au moment de prendre congé de sa grand-mère, Gertrude lui dit :
— Je ne pense pas que ta mère sera remise avant un mois, mon garçon, prends « son » mal en patience et sois courageux.
Il comprit alors que mémé savait tout et qu’elle l’aimait trop pour s’en formaliser.
Elle traça, du pouce, un signe de croix sur son front.
— Regarde-moi bien dans les yeux, Édouard Ier, fit-elle. Cette nuit, Otton, mon vénéré mari, m’est apparu en songe pour me parler de toi. Il m’a dit que l’homme qui se noie doit frapper du pied le fond de l’eau pour pouvoir remonter à la surface. Ne l’oublie pas, mon chéri : le salut est au fond de l’abîme !
36
Depuis que son homme était tombé, Couleuvre laissait libre cours à ses instincts homosexuels. Elle subissait davantage le mâle qu’elle ne l’appréciait. Hans l’impressionnait par sa force et sa brutalité, sinon elle n’aimait guère l’amour avec lui. Dans le quatuor, elle était beaucoup plus sensible aux caresses qu’elle prodiguait à Marie-Charlotte, déplorant toutefois que celle-ci les goûtât modérément. Marie-Charlotte trouvait sa jouissance ailleurs que dans les étreintes ; elle, son pied, c’était l’action, la malfaisance systématique. Si elle s’était accouplée avec Francky, c’est parce qu’elle devait disposer d’un mec à sa botte ; en outre, il se différenciait des autres garçons par sa race et ses instincts pervers.
Peu de temps après leur installation dans l’appentis du maraîcher, Stéphanie avait fait la conquête d’une femme de routier rencontrée à la grande surface du lieu. La fille était jeune, bête et dolente, et s’était facilement laissée subjuguer par la grande adolescente ondulante, au bagout intarissable. Comme le métier de l’époux la laissait fréquemment seule à la maison avec un marmot, Couleuvre lui rendait des visites nocturnes qu’elle interrompait avant le jour, les beaux-parents de sa belle habitant la bicoque contiguë.
Elle rentrait de chez elle à pied, marchant sur l’herbe du talus pour étouffer le bruit de ses pas lorsqu’elle aperçut une traction qui s’arrêtait face à la porte du garage de Blanvin. Banane descendit de la voiture afin d’aller ouvrir, laissant sa portière entrebaîllée. À la lumière du plafonnier, Couleuvre vit le passager. Il ne correspondait pas à la description que sa copine lui avait faite d’Édouard et pourtant son instinct l’avertissait qu’il s’agissait bien de lui. Quand la voiture fut rentrée, elle courut prévenir Marie-Charlotte.
À cause de la chaleur, celle-ci dormait nue. Elle fut immédiatement debout, galvanisée par la nouvelle. Sans se donner la peine de se vêtir, ni même de se chausser, elle se saisit de ses fameuses jumelles et courut en direction du garage jusqu’à une surélévation de terrain permettant de voir ce qui se passait à l’étage du garage. La lumière brillait. La gamine braqua sa double lorgnette sur la pièce éclairée et, ayant réglé l’instrument, eut une vision absolument nette du prince.
— Putain ! s’exclama-t-elle.
Le profond changement physique d’Édouard la prenait au dépourvu.
« Il est malade à crever, se dit l’adolescente ; peut-être qu’il a morflé le Sida ? »
Elle continua de contempler son cousin, en proie à mille pensées contradictoires. De le découvrir dans cet état neutralisait sa volonté homicide. Assassine-t-on un mourant ?
Banane prépara du café, mais Édouard n’en avala que quelques gorgées. Après quoi, le jeune Maghrébin le conduisit à la chambre voisine. Marie-Charlotte cessa de le voir. Un peu plus tard, la lumière s’éteignit.
La gosse regagna le logis de fortune. Francky s’était réveillé et gloussa en l’apercevant.
— T’as bonne mine, à poil, avec ces jumelles autour du cou comme une vache suisse avec sa cloche.
— Fais pas chier, Mao !
À la rebuffade, il mesura le mécontentement de sa donzelle.
— Je me suis gourée, c’est pas lui ? demanda Stéphanie.
— Oh ! si, c’est bien lui, soupira Marie-Charlotte.
— Ben, alors pourquoi tu fais cette gueule ? Le jour de gloire est arrivé, non ?
— Il est naze !
— Qu’est-ce que tu racontes ?
— Rincé complet ; il tient plus debout ! Il doit avoir une sacrée vérolerie, espère !
— Ça change tes projets ?
— Je ne sais pas ; faut que je lui parle, en tout cas que je le voie de près.
— On y va ?
— Pas tout de suite.
— T’attends quoi ? demanda Couleuvre. Qu’il crève ?
— J’attends que l’Arbi se casse ; il va bien être obligé de sortir. Je vous parie qu’il ira récupérer sa frangine pour soigner Doudou. Il l’a emportée hier matin chez ses vieux parce qu’il allait en Suisse chercher Blanvin et qu’il ne la laisse jamais seule ; mais elle va revenir !
— Qu’en sais-tu ?
— Je le sais. En attendant, je veux pas qu’on perde le garage de vue. Ce sera chacun son tour ; je commence.
— Bien, mon capitaine, fit Stéphanie. Si je pouvais être la dernière, ça m’arrangerait, vu que je n’ai pas encore fermé l’œil.
Elle souriait.
— T’as un poil de chatte dans les dents ! l’avertit Francky.
Édouard avait mis son réveille-matin sur six heures, mais il s’éveilla bien avant sa sonnerie. Le fenestron de sa chambre ressemblait à un aquarium trouble. Le jour n’avait pas encore de couleurs très définies. Comme chaque matin, le prince était plongé dans un bain de sueur. Curieusement, cette sudation nocturne le revigorait un peu. Une fois qu’il l’avait essuyée et passé du linge sec, il connaissait un moment de détente.
Il se vêtit comme avant, d’une rude chemise de coton, d’un jean et d’un blouson. C’était Édouard Blanvin qui s’en allait purger un mois dans les geôles françaises, non Édouard Ier de Montégrin.
Banane venait de préparer son sempiternel café. Ils le burent en silence. Édouard aperçut l’étui à lunettes de Rachel ; il le glissa dans sa poche.
— À propos d’enfouiller, fit Selim, j’ai de la recette à te remettre, grand. Pas le Pérou, parce que je marche au ralenti et qu’il m’a fallu douiller l’électrac et le tiers provisionnel en tes lieux et place.
Il s’empara d’une boîte à biscuits qui contenait de l’argent et renversa son contenu sur la table, comme on démoule un gâteau.
Il le compta lentement, presque laborieusement, car le fric l’intimidait.
— Huit mille six cents, annonça-t-il.