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— Tu as pris ton mois ? demanda Édouard.

— Non, mais je peux attendre : mes vieux nous assurent le couscous quotidien et certains clients me filent des pourliches.

— Y a pas de raison, protesta le prince. Prends cinq mille pions, envoie un mandat de trois mille à Mme Skobos Gertrude, princesse de Montégrin, château de Versoix, Genève. Moi je vais garder les six cents qui restent ; là où je vais, ils me suffiront amplement.

Il consulta sa montre en or :

— Il est l’heure d’aller, fiston.

Soudain il s’en voulut de n’avoir pas eu l’idée de la vendre. La détachant de son poignet, il la remit à son ouvrier.

— S’il m’arrive quelque chose, porte-la à mémé, et arrange-toi pour l’aider à liquider les voitures qui sont dans son salon ; ces princesses, tu sais, ça ne connaît rien à la vie pratique.

Son état de grâce cessa dans l’escalier où il faillit s’effondrer. Si Banane ne s’était pas trouvé devant lui, il aurait plongé en avant. Le jeune homme l’aida à gagner la voiture et le fit s’allonger à l’arrière.

— Repose-toi ! recommanda-t-il. Mais tu sais, quand ils vont te voir, là-bas, ils te renverront aussi sec dans ton château !

— La prison n’est pas l’armée ! objecta le prince.

* * *

En fin de compte, Marie-Charlotte avait monté la garde toute seule. N’ayant plus sommeil, elle avait préféré rester aux aguets avec ses foutues jumelles en pendentif. Le visage émacié et barbu d’Édouard continuait de la terrifier. Ce n’était pas de la pitié qu’elle ressentait car elle ignorait ce sentiment, mais une rage désespérée. La gamine n’en voulait pas exactement à son cousin d’échapper à sa haine d’une manière inattendue (d’ailleurs, elle pouvait toujours « l’achever ») mais de lui imposer une évidence : elle l’aimait ! Par le double prisme de ses lunettes d’approche (le terme convenait admirablement), elle avait lu son amour sur sa gueule détruite. Un amour fulgurant, éprouvé à leur premier contact chez Rosine. Amour d’enfant bien trop tôt devenue femme, amour de fille perverse secrètement assoiffée d’absolu. Dès le début, il était trop tard ; c’est pour l’avoir immédiatement compris qu’elle s’était offert cette rage infinie, dévorante, ardente, cette fureur presque pure qui la faisait grelotter. Le tuer aurait comblé sa vie d’un bonheur sauvage ; qu’il meure de mort normale la ravageait.

Accoudée sur le dossier de sa chaise, elle cherchait à se réconforter, se demandant si cette certitude de la fin imminente d’Édouard ne relevait pas du fantasme. Elle avait pu se tromper, prendre pour tragique un simple changement d’aspect.

Jusque-là, elle n’avait vu que deux morts dans sa vie : les deux personnes qu’elle avait tuées. Encore ne s’était-elle pas attardée à les contempler. Mais elle savait bien que ce masque ruiné, convulsé par la souffrance, appartenait à un être fini, à un homme en grande partance, qui le sait, n’en conçoit pas de frayeur et brave le sort en l’acceptant.

Marie-Charlotte n’éprouvait aucune jouissance dans l’amour, à peine des sensations. Peut-être était-elle trop jeune ? Il faut que la chair soit un peu rassise pour vibrer dans l’étreinte.

Elle ne perdait pas de vue la pauvre construction transformée en garage, d’un blanc farineux dans l’aube glauque, avec ses flaques d’huile noire devant sa porte vitrée, et l’espèce de baie récemment pratiquée au premier étage.

Soudain la lumière se fit dans la grande vitre embuée. Elle distingua des ombres confuses que, depuis son appentis, les jumelles restituaient mal. Elle aurait dû se porter sur l’éminence de terrain de la nuit, mais elle n’osa s’y risquer en plein jour, de peur de se faire repérer.

Un peu plus tard, une voiture quitta le garage. Banane était seul. Marie-Charlotte se vêtit rapidement, administrant des coups de pied à ses compagnons endormis :

— Levez-vous, mes salauds ! Les Sioux attaquent à l’aube !

Elle expliqua au couple hébété qu’Édouard se trouvait seul chez lui.

Francky et Stéphanie se levèrent en maugréant, protestant que rien ne pressait. Elle ne leur laissa pas le temps de préparer du café, Couleuvre n’eut que la permission de boire un verre d’eau gazeuse.

— On prend quoi, comme panoplie ? demanda l’Asiatique.

— Ce que tu veux, je m’en fous !

Ils avançaient en triangle dans la plaine boueuse. Marie-Charlotte marchait devant, les deux autres derrière elle, sans parler. La fraîcheur matinale faisait frissonner Stéphanie et elle claquait des dents.

— Castagnettes et tango ! railla Francky.

Aucune autre parole ne fut prononcée avant le garage.

La fermeture de la porte à deux corps était dérisoire ; le garçon la fit craquer à l’aide d’un pied-de-biche qui lui servait parfois de gourdin et qu’il portait maintenu contre sa jambe par du sparadrap. Ils entrèrent sans bruit, gagnèrent l’escalier et s’arrêtèrent pour tendre l’oreille. Aucun son ne filtrait de l’étage.

— À qui l’honneur ? demanda l’Asiatique qui se rappelait encore la vive réaction de Blanvin à La Fanfare, Porte de Clignancourt.

— J’y vais, souffla Marie-Charlotte.

Elle gravit les marches silencieusement. La porte du haut restée ouverte révélait que Blanvin ne se trouvait pas dans le séjour. En trois enjambées, elle contrôla la chambre. Vide également de toute présence. La fille réalisa alors qu’Édouard devait se trouver allongé à l’arrière de la traction pilotée par Selim ; normal, dans son état ! L’Arabe devait le conduire à l’hôpital.

Ses deux amis venaient de la rejoindre. Devant le désappointement de Marie-Charlotte, l’Asiatique ricana :

— Qui est-ce qui l’a dans son petit cul ? C’est Lolotte ! T’as voulu attendre alors que ç’aurait été du gâteau cette nuit ! Maintenant l’oiseau s’est envolé et la cheftaine est marron !

Elle le gifla, ayant horreur de ce persiflage qui attisait sa déception.

— Oh ! ça va ! Miss à ses ragnagnas ou quoi ? protesta Francky pour sauver la face.

Couleuvre qui fouinassait aperçut la boîte de biscuits sur la table et l’ouvrit parce qu’elle avait le ventre vide. Elle eut un cri joyeux en découvrant son contenu.

— Les sablés bretons, c’est mes préférés, assura la grande bringue. Huit mille balles ! Merci, petit Jésus !

Elle rafla la mise, troussa sa robe sans poche et glissa la liasse dans sa culotte.

Marie-Charlotte s’attardait dans la chambre, cherchant l’odeur d’Édouard sur l’oreiller. Elle découvrit une traînée rouge-brun au creux de ce dernier.

« Il crache le sang, pensa-t-elle, il est tubard ou quoi ? »

Ce lit où Édouard avait dormi pendant plusieurs années, où il venait de passer la dernière nuit, ce lit de célibataire la troublait. Avait-il fait l’amour à beaucoup de femmes entre ces rudes draps râpeux ? Une jalousie informulée la taraudait.

Elle regarda pensivement ses compagnons, leur trouva de sales gueules.

— Tirez-vous, moi je vais l’attendre ici ! décida-t-elle.

Francky hocha la tête :

— T’es loufe, Lolotte ! S’il revient avec son melon que tu as balancé à la sauce depuis le pont de Poissy, ça va être ta fête !

— Qu’est-ce que tu veux qu’il me fasse : je suis sa cousine.

— Des cousines aussi turbulentes, elles risquent de se faire dérouiller !

Marie-Charlotte prit son visage de fouine enragée :

— Cassez-vous, nom de Dieu, et refermez la lourde à clé en partant.

— Ça va pas être joyce, ricana Francky : la serrure pend comme mes couilles !