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Ils rirent. Le médecin enfla davantage sa voix :

— Je suis heureux d’être le premier à vous l’apprendre, Blanvin : votre avocat qui se trouve en déplacement m’a téléphoné pour me dire que vous êtes gracié. Il a ajouté qu’il vous réservait une seconde bonne surprise, mais sans préciser. On dirait que vous avez un bon débarbot. C’est bien ainsi qu’on nomme un avocat dans le Milieu ?

— Je l’ignore, répondit Blanvin. Je ne suis pas un truand mais un prince.

Les médecins rirent de nouveau.

39

Deux jours plus tard, maître Crémona vint le voir. Sur les huit lits de la chambre, cinq seulement étaient occupés. L’un des malades avait défunte au cours de la nuit et l’on avait évacué les deux autres dans des services nouveaux. L’avocat riait large ; Édouard pensa que c’était un brave homme puisqu’il aimait apporter de bonnes nouvelles. Dans son allégresse, il fit une chose qui toucha infiniment le prince : il l’embrassa.

— Vous avez vu, cette grâce ? Le toubib vous l’a dit ? Passée comme lettre à la poste. On est tombés sur une commission où siégeaient des gens de cœur. Il faut dire que le professeur Bernier nous avait torché un certificat de première. Il s’est mouillé jusqu’aux sourcils. D’après lui vous étiez à l’article de la mort et il lui insupportait d’apporter d’ultimes soins à un homme détenu pour une peccadille. Vous pigez le créneau ? L’ex-commissaire Paindur a également été magique : quarante-huit heures pour mettre la main sur la personne en question. Qui dit mieux ?

— Où est-elle ? demanda Édouard.

— Dans la salle d’attente ; avant de vous l’amener, j’ai préféré vous prévenir.

— Faites-la entrer et laissez-nous, exigea Blanvin.

Le maître parut un peu déçu.

— Je vais la chercher, fit-il à regret. Mais attendez, je voulais vous dire encore quelque chose… Oh ! oui : c’est au sujet de la 15 que vous m’avez cédée ; vous ne pensez pas qu’il faudrait rechemiser les…

— Absolument pas ! coupa Édouard. Elle est réglée comme un chrono.

— Bon, bon, je me demandais…

— Ne vous demandez rien, maître, c’est un pur-sang que vous possédez là.

Crémona sortit. Édouard lissa sa chevelure emmêlée et régla la position de son lit de manière à s’y tenir assis. Son cœur restait calme, trop peut-être, les battements semblaient s’espacer anormalement. Il songeait à sa résurrection miraculeuse (comme toutes les résurrections) et se demandait pourquoi son corps en détresse, son corps en faillite, son corps ruiné venait de cesser sa plongée dans le néant. Quel incroyable sursaut, jailli du plus profond de son être avait constitué le « coup de talon » salvateur ? D’où provenait ce déclic qui le faisait renouer avec une existence dont, mentalement, il avait déjà pris congé ?

La réponse se formait dans son esprit. C’était à cause de la femme qui allait se présenter à lui d’une seconde à l’autre. Un inexplicable besoin de la connaître avant de disparaître l’avait pris pendant son bref séjour dans sa cellule. Ce besoin était si intense et si désespéré qu’il ne voulait plus mourir, ne s’en sentait plus le droit. Et voilà, elle allait entrer. À quoi ressemblait-elle ? Où se situait-elle dans ce qu’il est commun d’appeler l’échelle sociale ? Allait-il être déçu ou comblé ? De toute manière, il serait sauf. Sauvé par une simple curiosité.

Crémona réapparut en frétillant comme un maître d’hôtel guidant un client de marque à sa table. Derrière lui marchait une femme que l’avocat lui masquait. Quand il fut près du lit, il s’effaça et dit :

— Eh bien voilà : je vous présente Édouard Blanvin.

Après quoi, il les considéra l’un après l’autre en souriant et se retira comme il le lui avait été demandé.

Elle se tenait debout devant lui, élégante dans une robe noire et un imperméable blanc de chez Scherrer. Elle ne faisait pas trente ans, mais il savait qu’elle avait davantage. Ses cheveux, d’un blond cendré, arrivaient presque aux épaules. Ce qui le frappa le plus ardemment, ce fut l’intelligence de ses yeux noirs en amande. Il aima son expression grave et compréhensive.

Elle murmura « Bonjour », il répondit « Merci ». Elle chercha un siège, vit une chaise le long du mur et alla la prendre. Édouard regretta de n’en avoir pas prévu une.

Quand elle fut assise à son chevet, ils se fixèrent sans la moindre gêne, sachant bien qu’ils devaient en passer par là.

— Vous êtes très belle, dit le prince.

— Vous n’êtes pas mal non plus, malgré la maladie.

— Vous devez trouver ma démarche stupide ?

— Si je la trouvais stupide, je ne serais pas venue.

— Vous vous souvenez de moi ?

— Pas plus que vous, vous ne vous souvenez de moi. C’est impossible, nous étions presque encore des bébés.

— Il y a longtemps que vous êtes au courant de… notre première rencontre ?

— Ma mère ne s’est jamais gênée pour m’en parler.

— Moi, je le sais depuis quelques mois. Qu’est devenue votre mère, après ?

— Elle est retournée en prison une ou deux fois, mais sans moi. Ensuite elle s’est mise en ménage avec un veuf qui tenait un bistrot et, à partir de là, s’est rangée des voitures. Elle est morte il y a dix ans d’un cancer au cerveau. Le veuf en question a été sa chance et la mienne. Un chic type. Il m’a payé des études et ne m’a pas violée comme le font la plupart des beaux-pères. Vous voulez la suite ?

— S’il vous plaît.

— J’ai fait mon droit à Lyon et j’ai trouvé une place dans un cabinet de jeunes avocats qui travaillaient en pool L’un d’eux m’a épousée. J’ai eu un enfant, un petit garçon que j’ai appelé Rémy, en hommage à mon beau-père qui porte ce prénom. Cet enfant est mort d’une méningite encéphalique. Sa disparition, comme cela arrive souvent, au lieu de nous souder, mon mari et moi, a détruit notre couple. Actuellement, je dirige une agence de voyages à Lyon. Je vis seule dans un appartement des bords du Rhône trop grand pour moi, et quand la solitude me pèse, je fais une petite bringue avec un copain. Voilà mon curriculum. Je peux connaître le vôtre ?

— Vous aurez du mal à le croire, avertit le prince ; pourtant je peux prouver sans difficulté ce que je vais vous dire.

Il fit à sa visiteuse un résumé succint mais rigoureux de son existence, ne passant sous silence aucun de ses personnages clés. Il raconta Rosine, Rachel, Édith, Marie-Charlotte. Il raconta Banane et Najiba, le secret tardivement révélé de sa naissance, son voyage en Suisse, le choc affectif de la princesse Gertrude en le voyant. Il raconta le duc et la duchesse Groloff, Walter et Lola, et aussi Élodie, miss Margaret, Dmitri Joulaf. Il parla de ses réceptions fastueuses dont la dernière s’acheva tragiquement. Il raconta la ruine complète des Skobos. Il parla de la voiture volée et de sa condamnation en correctionnelle qui s’était achevée deux jours plus tôt par une mesure de grâce. Il ne lui tut que la tragédie du garage, mais il y avait une bonne raison à cela : il l’ignorait encore.

— C’est un surprenant roman ! s’exclama Barbara quand il eut terminé. Que comptez-vous faire en sortant de l’hôpital ?

— M’occuper avant tout de ma grand-mère. Créer une affaire qui nous permette de vivre correctement, tous. Et ensuite vous épouser si vous le voulez bien. Je n’ai jamais eu de femme. C’est inconcevable de la part d’un prince.

Il s’attendait à une réaction plus ou moins vive de sa petite camarade de prison, mais elle garda le silence. Il attendit.