Выбрать главу

— C’est pas lerche ! soupira Edouard.

— En francs suisse ! souligna Banane. C’est-à-dire en vrais francs ! Peut-être que tu pourras le chambrer pour obtenir plus. J’ai raconté un bath historiette : je suis ton chauffeur. M. le prince veut se défaire de ses tractions et m’a chargé de transacter avec un garaco. Le mec m’a même promis une petite botte pour moi ! Il va se pointer vers midi, ce sera à toi de jouer.

— Je ne lui en vendrai que deux, décida Édouard, car il nous faudra une bagnole de plus pour remonter à Pantruche demain. On emmène Sa Majesté, miss Margaret et les quelques affaires qu’il leur reste.

— J’ai la sensation de partir en vacances, déclara Gertrude ; cela fait plus de quarante ans que je n’ai pas bougé de Versoix.

Elle désigna les deux portraits encore aux murs du salon.

— Cher jeune homme, vous serez gentil d’emballer leurs majestés les princes de manière à ce qu’elles ne soient pas meurtries par le voyage. Ah ! autre chose : ramenez les couleurs du Montégrin, séparez-les du mât et placez-les dans mes bagages.

— Elles sont cradingues, majesté, déclara étourdiment Rosine. Si vous le permettez, je vais les laver avant qu’on ne les emballe.

SUITES

41

Il ne s’agissait pas à proprement parler d’une chambre d’apparat, pourtant elle avait bonne allure et Gertrude s’y sentait bien. La vieille princesse avait recouvré sa sérénité de toujours. Ses hôtes s’étaient mis en frais. Édouard, assisté de Banane, lui avait confectionné un lit à baldaquin dans un fond du wagon en se servant de vieux bois ouvragés achetés aux puces. C’est au marché Saint-Pierre, par contre, que Rosine s’était procuré un tissu cretonne dans les tons vieux rose, qu’ils avaient agrafé sur toutes les parois du wagon ; Otton et Sigismond en jetaient là-dessus. Un second métrage d’un tissu à rayures Louis XIII avait fourni les rideaux du lit. Une paire de placards, peints en bleu roi, et placés dos à dos au milieu de la pièce servaient de séparation entre le compartiment-chambre de l’ex-souveraine et celui de sa dame de compagnie. Une table rabattante et le fauteuil voltaire de Rachel complétaient l’ameublement.

Gertrude dictait des lettres à Margaret, lettres par lesquelles elle informait sa famille et ses sujets dispersés de sa nouvelle résidence française qu’elle dépeignait comme plus modeste que le château de Versoix, mais plus romantique et agréable à habiter.

Elle vantait le bon air de la vraie campagne française, oubliant de mentionner les pylônes, gazomètres et autres châteaux d’eau garnissant le panorama.

Banane avait planté une longue perche près du wagon de Sa Majesté, équipée d’un système de haubans permettant de monter et de descendre les couleurs de « la » principauté. Les nuisances dont Gertrude avait à souffrir n’affectaient que trois de ses cinq sens.

Avant tout l’ouïe, à cause des dix karts qui vrombissaient sur la piste de façon infernale depuis huit heures du soir jusqu’à minuit en semaine, et de midi à une heure du matin le week-end. La « musique d’ambiance » également meurtrissait les tympans de la princesse ; des haut-parleurs la répercutaient à tous les échos et c’était de la musique moderne, fraîchement sortie des presses rap ou reggae, qui vous pénétrait jusqu’aux entrailles.

Ensuite, la vue ! Les fenêtres de fortune du wagon, mal aveuglées, ne contenait pas l’impétuosité de la gigantesque enseigne versicolore annonçant en lettres de lumière « KARTING DU PRINCE ».

L’odorat était le dernier de ses sens à subir les inconvénients de ce circuit. Les échappements finissaient, en fin de journée, par créer un nuage nocif que l’atmosphère humide de la région maintenait à basse altitude. S’y mêlaient des odeurs de graillon dues aux baraques de frites, de gaufres et de beignets.

Sitôt que le karting avait pris son essor, une nuée de forains s’était abattue sur l’endroit pour demander au prince une concession leur permettant d’exploiter leur petite industrie. Avec beaucoup de bon sens, Édouard avait opéré une juste sélection, refusant les manèges ou attractions susceptibles de faire de l’ombre à son karting dont le succès avait été immédiat. Dans cette banlieue triste où la jeunesse ne trouvait en fait de distractions que les jukes-boxes des bistrots, ce vaste circuit aux dimensions inhabituelles pour ce sport s’était mis à drainer une foule ininterrompue de jeunes assoiffés de prouesses, de vitesse, de pétarades et d’huile brûlée.

Dès le premier jour, Rosine et son fils avaient su que la partie était gagnée. La chance avait souri à Blanvin lorsqu’il s’était mis à chercher un commanditaire pour pouvoir réaliser son projet. Il s’en était ouvert à un fabricant de pièces détachées pour vélos, grand amateur de traction 15, auquel il avait vendu plusieurs voitures. Intéressé, l’homme s’était laissé amener jusqu’au circuit et avait fait tilt.

Édouard s’était mis au travail, construisant un prototype de kart résolument nouveau, pourvu d’un carénage à l’avant et d’une légère suspension à l’arrière, inusitée dans ce genre de véhicule. Les dix véhicules étaient tous peints en rouge Ferrari et numérotés à la manière des voitures de formule I. Chaque usager était obligé de porter un casque du même rouge glorieux que le kart. Ce n’était pas un vulgaire casque de motard au rabais, mais un véritable casque pour pilote de voiture, et loin de prendre cette obligation comme une brimade, les mordus la considéraient comme un privilège ; il fallait ouvrir l’œil pour qu’il n’emportent pas ces prestigieux couvre-chefs. D’ailleurs, le poste le plus difficile à tenir dans l’exploitation du karting concernait la police. Le prince s’en chargeait. Rosine était à la caisse, Banane régentait la piste et miss Margaret distribuait et récupérait les casques, à un stand dressé avant la ligne de départ.

Le prince avait cédé à très haut prix quelques emplacements pour des attractions complémentaires. Outre les baraques de denrées alimentaires, il avait toléré la venue d’une loterie, sous la condition expresse, passée par-devant le notaire, qu’elle ne proposerait comme lots que du matériel destiné à l’automobile ou à la motocyclette. L’idée s’était révélée géniale et les aficionados du karting se ruaient sur cette baraque en attendant leur tour. La deuxième attraction acceptée était un hall d’appareils basés sur la simulation de la course. Ainsi, en quelques mois, « LE KARTING DU PRINCE » était-il devenu un parc de loisirs voué à la conduite, où les amateurs accouraient depuis Paris.

Blottie au sein de ce vacarme, la princesse Gertrude coulait une vieillesse heureuse. La prospérité financière de son petit-fils l’enchantait. Elle avait fini par aimer le tohu-bohu du circuit, les pétarades des karts et des motos amenant les pilotes, les déchaînements tintamarresques de la musique, le flamboiement des lumières, les cris, les rires. Lorsque le prince lui rendait visite dans son wagon et lui promettait pour bientôt une maison décente dans un coin plus champêtre, Gertrude secouait la tête.

— Laisse, mon cher garçon, laisse les choses aller ainsi ; cet univers de fête foraine, c’est la vie, il me réchauffe l’âme et les os. Quand je repense à toutes ces années grises et silencieuses de Versoix, j’en ai des frissons !

Rassuré, il embrassait la vaillante vieillarde, lui disait qu’il l’aimait.

Elle souriait du bonheur partagé, montrait le wagon d’un geste tournant.

— Avec cette chose, j’ai découvert qu’il fallait très peu de place à un individu pour vivre ; c’est sûrement pour cela que les prisonniers s’accoutument à leur geôle. Et puis, tu sais que les wagons ont souvent joué un rôle dans le destin des monarques. C’est dans un wagon que le tsar Nicolas II a abdiqué, et que son copain le Kaiser a fait signer l’armistice de 1918.