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Édouard était parvenu à surmonter enfin les dures séquelles de l’attentat. Il n’avait pas retrouvé sa musculature d’avant, mais il paraissait avoir gagné en souplesse ce qu’il avait perdu en biceps et en abdominaux. Il portait un pantalon de cuir noir requin, un tee-shirt rouge, à emmanchures américaines, un gilet de cuir noir. Au cou, le foulard Renaud. Malgré cet accoutrement de circonstance, il ne parvenait pas à prendre le genre loubard, sans doute parce qu’il était trop vieux. Une sorte de cartouchière noire sortait de la poche supérieure du gilet. C’était l’étui à lunettes de Rachel (qui lui tenait lieu de fétiche).

Ses séjours prolongés sur la piste lui avaient basané le visage et, toujours pour avoir l’air dans le coup, il laissait pousser ses cheveux sur la nuque où ils formaient une couette de canard, ridicule, qui troublait un peu la princesse Gertrude, peu informé des nouveaux looks masculins.

La femme de l’avocat jouait les pimpantes dans un manteau de drap blanc, plus souillé que le burnous d’un marchand de dattes avec, par-dessus, sa fameuse étole bicéphale. Ce jour-là elle avait enduit ses lèvres d’un rouge bourbeux, tirant sur l’orange, et qui faisait des grumeaux.

— Vous êtes superbe dans cette tenue ! s’exclama la donzelle.

Elle entrouvrit la bouche pour tirer une langue frétillante, évocatrice de rares délices.

Crémona qui vit sa mimique, la morigéna d’un aimable « Tst tst » accompagné d’un sourire indulgent.

— Quelque chose de cassé ? demanda le prince.

Crémona redevint grave et s’empara du bras d’Édouard.

— Besoin de vous parler d’homme à homme, mon cher.

— Eh bien, parlons, répondit le prince en s’écartant du circuit tintamarresque.

La femme les suivit. Pour l’avocat, « parler d’homme à homme » n’excluait pas la présence de son épouse.

Le trio stoppa près de l’arbre maigrichon où l’on amenait le fauteuil de Rachel, jadis.

— Je viens faire mon mea culpa et présenter ma défense, déclara Crémona, non sans une certaine emphase professionnelle.

« Bavard ! Cher vieux bavard ! Viens-en au fait au lieu de te gargariser ! »

L’avocat eut une avalée de salive à grand spectacle qui fit bondir sa pomme d’Adam.

— Si je me décide à cette confession, car cela va en être une, reprit-il, c’est parce que vous avez l’intention d’épouser Sylvie Demangeot. Ou je me trompe ?

— Comment le savez-vous ? demanda le prince.

— Elle me l’a appris.

— Vous êtes son confident ?

— Attendez, cher ami, attendez, ne brusquez rien. Ce n’est pas facile à dire, bien que j’aie les meilleures excuses du monde. Vous n’ignorez pas que lorsque vous étiez à l’hôpital avec cette pleurésie purulente, les médecins vous jugeaient perdu. Le professeur pensait que vous ne termineriez pas la semaine. C’est alors que vous m’avez chargé de retrouver la petite fille de la prison. On aurait dit que la chose importait plus que tout au monde pour vous. Comprenant que ce serait éventuellement votre ultime joie terrestre, j’ai fait diligence. Je suis tout d’abord allé interroger Mme votre mère, sans préciser la raison de ces questions. Elle m’a éclairé sur l’identité de son ancienne compagne de détention. Puis j’ai fait appel aux bons offices de l’ex-commissaire Paindur. L’excellent limier met le turbo, vu l’urgence de la situation et, au bout de quelques heures, la nouvelle tombe, c’est le coup de massue : la petite Barbara est morte d’une méningite encéphalique, deux ans après son séjour en prison !

Édouard sentit croître un point dans sa poitrine. La nouvelle l’atteignit physiquement, un peu comme l’avaient frappé les balles de Dmitri Joulaf.

— Mais alors ? balbutia-t-il.

— Alors, que vous voulez-vous, ami, que voulez-vous… Vous, mourant, moi, homme de cœur débordant de sympathie à votre endroit, ça donne quoi ? Pieux mensonge ! C’est du reste ma très chère femme qui me l’a soufflé. Puisqu’il n’existait plus de vraie Barbara et que, dans votre agonie, vous en réclamiez une, nous avons fait appel à une Barbara de complaisance, en l’occurrence ma nièce, Sylvie de Lyon, fille de ma regrettée sœur, qui est libre et anticonformiste d’esprit. Elle a bien tenu le rôle que je lui ai assigné ; trop bien même puisque, miraculeusement guéri (peut-être par elle, qui sait), vous en êtes tombé amoureux. Seulement maintenant, halte-là ! Vous la demandez en mariage. C’est une femme honnête et moi un honnête homme ; nous n’allons pas vous laisser épouser un rêve, mon prince. Le moment vient, immanquablement, où la belle, la glorieuse, l’indispensable vérité reprend ses droits. Voilà, vous savez tout : ouf ! Ce secret me pesait.

Édouard s’assit sur le bout de rocher où il prenait place lorsqu’il rendait visite à Rachel. Ses sentiments étaient mitigés. Il luttait entre la rancune et la reconnaissance. Rancune d’avoir été floué, reconnaissance pour cette démarche accomplie pour son bien et uniquement pour son bien. Si, aux heures tremblotantes de l’agonie, l’idée de revoir la petite fille et, ensuite, la joie de l’avoir retrouvée ne l’avaient pas dopé, porté, il serait passé de l’autre côté du miroir.

— Elle est au courant de votre démarche ? questionna-t-il après réflexion.

— Naturellement, puisque c’est elle qui m’a demandé de vous parler.

— Elle ne veut pas m’épouser ?

— Pas au prix d’un mensonge.

— Et si je passais outre ce mensonge ? Vous comprenez, j’ai eu le coup de foudre pour elle à un moment où j’étais incapable de tout désir charnel. Ça veut dire quelque chose, non ?

Crémona eut un sourire miséricordieux, comme si c’était lui qui accordait l’absolution au lieu de la recevoir implicitement.

— Elle est dans ma voiture, à trois cents mètres d’ici, révéla-t-il. Elle a tenu à venir, dans l’hypothèse où vous l’aimeriez pour elle et non pour le passé.

Il l’aperçut à l’arrière de son ex-voiture. Elle avait posé les coudes sur les dossiers avant et pris sa tête dans ses mains en une attitude de recueillement. Il se demanda si elle priait. Il ouvrit la portière après avoir frappé à la vitre.

Sylvie tourna son visage vers lui et ils se regardèrent exactement comme ils s’étaient regardés à l’hôpital, la première fois.

— Vous permettez ? fit timidement Édouard. C’est pour un peu de silence.

Alors, il s’assit à côté d’elle.

Au bout d’un instant, elle murmura :

— Salut, cow-boy ! Il ne vous manque qu’un tatouage.

Et puis ils se turent pour longtemps.

44

Rosine adressait des signes désespérés à Banane, lequel, accaparé par la frénésie de ses occupations, ne les voyait pas.

En désespoir de cause, elle abaissa la vitre de son guichet et quitta la caisse aussi vite qu’elle le put pour se diriger vers le wagon de la princesse Gertrude.

La vieille dame égrenait un chapelet à la mémoire de son mari.

— Votre Altesse ! lança Rosine dans un cri. Vous voulez bien aller me remplacer à la caisse ? J’ai mangé des huîtres qu’étaient pas franches du collier et me voilà malade à crever !

Elle disparut pendant qu’il en était temps encore.