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— Envoyez un mot les informant de mon arrivée. Inutile de parler de mes démêlés avec la Gestapo…

— N’ayez pas peur, sourit Bourgeois. Mais quel enfant terrible vous faites…

— C’est exactement ce que Félicie, ma brave femme de mère, et Gisèle[2] se tuent à me répéter… Où aurai-je la réponse à mon message ?

— Ici.

— Vous savez bien qu’il serait imprudent que je fréquente votre magasin…

— Allons donc… Vous n’aurez qu’à me téléphoner avant de débarquer ici. Je suppose que vous devez repérer les anges gardiens d’instinct ?

— Et comment !

— Alors, c’est parfait. Il s’agit simplement de prendre des précautions…

Décidément, Bourgeois est un gars épatant. Nous sortons de son bahut et je prends congé de lui.

Au bout de quelques mètres, je me frotte l’œil droit avec énergie, jusqu’à ce qu’il soit devenu rouge et tuméfié, après quoi je pénètre chez un opticien.

— Je souffre de conjonctivite, expliqué-je, l’air et la lumière me fatiguent énormément la vue. Vous n’auriez pas des lunettes à verres légèrement teintés ?

L’opticien a mon affaire. Je choisis des bésicles à monture courante et des verres très peu colorés, afin de ne pas attirer l’attention. Ensuite, j’entre dans un bistrot, je m’enferme dans les lavabos et arrache le talon d’une de mes chaussures, ceci pour transformer ma démarche. Me voici brusquement affligé d’une légère claudication. Demain, ma moustache commencera à être apparente. Mon percepteur, lui-même, ne me reconnaîtra pas. Ça doit coller. En somme, les Frizous n’ont mon signalement que par personnes interposées, puisque j’ai ratatiné les deux armoires chargées de m’appréhender…

Si je tiens mes pieds au sec, je n’aurai pas trop à m’inquiéter des occupants.

Je vais m’alimenter, puis j’achète les journaux de l’après-midi. Tous parlent de mon affaire et — évidemment — m’appellent l’assassin, le monstre, le dangereux terroriste, etc.

J’apprends que je suis l’auteur de l’assassinat de Slaak, dont le corps a été découvert par un petit télégraphiste, et que je dois tremper dans la bande de terroristes qui a mitraillé le restaurant du Coq-Hardi à La Panne. On ne dit pas grand-chose de la môme-caméra, sinon qu’elle a été grièvement blessée. On ne l’appelle que « la malheureuse jeune femme », ce qui, vous l’avouerez, ne me renseigne pas sur son identité.

Désabusé, je balance le canard dans une bouche d’égout et je décide de me mettre sérieusement au tapin.

Mentalement, je passe en revue les noms des collaborateurs de Bourgeois. Ils sont sept, je le répète, et le traître se trouve parmi eux.

Si je commençais par l’une des deux femmes ?

CHAPITRE X

L’une des deux femmes s’appelle Laura. Je me dis qu’avec un prénom pareil, une gnère ne doit pas avoir la tranche d’une marchande de robinets et, comme je suis aussi sensible au beau sexe qu’un poisson l’est à l’élément liquide, je décide de commencer mon enquête par elle.

Elle pioge dans une petite rue pittoresque, du côté de la place du Parlement. C’est vieux, gris, triste et doré comme un bouquin ancien. Ça vous a un certain charme. En contemplant cette façade aux fenêtres munies de petits carreaux, j’attrape une sorte de vague à l’âme indéfinissable.

Je me dis que la guerre et la chasse aux traîtres sont des trucs terriblement stériles et je rêve de me trouver dans une petite pièce confortable, entre deux bras blancs. L’amour, il n’y a que ça de chouilla sur cette garce de planète…

J’en suis là de mes réflexions extra-philosophiques lorsqu’une espèce de petite déesse sort de l’immeuble. Illico une sonnerie, identique à celle annonçant l’arrivée des trains dans les gares, se déclenche sous mon dôme. Je sens que Laura c’est cette petite beauté portative.

Elle croise une grosse daronne, un peu moins large que les grands magasins du Louvre et lui dit :

— Bonjour, madame Deulam.

Croyez-moi ou ne me croyez pas, mais sa voix correspond à son physique. Elle vous flanque plus de frissons dans le corps que ne le ferait un courant à haute tension.

La mère sac-à-bidoche lui répond :

— Bonjour, mademoiselle Laura.

Ceci pour vous prouver que San-Antonio a le nez creux et qu’il n’a pas besoin d’aller se faire tirer les brèmes chez la pythonisse du coin pour entraver le pourquoi et le comment des choses.

Sans hésiter, j’emboîte le pas à la jeune fille. Tout en lui filant le train, j’étudie sa géographie. Pardon ! Quand on a vu une gamine de ce gabarit, une fois, qu’est-ce qu’il doit falloir ingurgiter comme bromure pour retrouver le sommeil. Elle est fabriquée comme la Vénus de Milo : elle a une avant-scène sensationnelle qui danse sous sa robe à mesure qu’elle marche, de grands cheveux blonds qui lui descendent jusqu’au milieu du dos et des jambes qui doivent enlever tous les premiers prix dans les expositions de guiboles.

Elle arpente les pavés à grands pas. C’est une sportive, je le vois à sa démarche. Nous attrapons des ruelles et des ruelles et nous finissons par déboucher sur une grande place plus grise et plus triste que tout le reste de Bruxelles. Elle va droit à un café et s’assied à une table. J’en fais autant. Je m’embusque derrière un journal pour attendre les événements. Ceux-ci ne tardent pas à se produire. Du moins, si l’on admet comme événement, le fait qu’un type vienne s’asseoir à la table de Laura.

Je l’examine discrètement. Il est grand, maigre et il a une tête qui serait assez agréable si ce n’étaient ses yeux fuyants.

Ce ne doit pas être un amoureux, car la fille se contente de lui serrer la paluche d’une manière indifférente.

J’ouvre grandes mes manettes pour essayer d’esgourder leurs salades, mais je suis chocolat car ils jaspinent en flamand et il n’y a rien de plus duraille à entraver que cette langue pour un mec de Belleville qui, en fait de langues étrangères, ne parle que le javanais de la Villette.

Tout ce que je peux faire, c’est observer. Je ne m’en prive pas. L’homme me rappelle quelque chose. J’ai comme une sensation extrêmement vague de déjà-vu, en le regardant. Chose étrange, cette sensation disparaît lorsque je contemple son visage. De quoi s’agit-il ? Je me souviens que c’est lorsqu’il est entré et m’a eu tourné le dos pour s’approcher de la table voisine que ce sentiment a pris corps. J’ai beau me creuser la tranche avec une fourchette à dessert, je continue de nager dans le brouillard. Sa voix ne me dit rien… Ses gestes non plus… Comme c’est désagréable ! Cela fait comme lorsqu’on s’obstine à chercher un nom qui ne parvient pas à se préciser dans votre caberlot.

Je m’efforce de penser à autre chose, mais c’est en vain. Ce point d’interrogation tourne en moi, semblable à un brin de paille dans les remous d’un fleuve.

Où ai-je aperçu ce gnace, sacrebleu ?

Je baisse les yeux, comme pour quêter une réponse dans la sciure saupoudrant le parquet et c’est ce mouvement banal qui déclenche la réaction salvatrice.

Je cherche dans mon portefeuille la photographie ratée que renfermait l’appareil de la pauvre môme-caméra. Je la regarde attentivement et mon œil exercé finit par confirmer mon impression. Ce pan de pardessus, ce morceau de jambe de pantalon et ce soulier, je les aperçois, sans aucun doute possible, sous la table de mes voisins. Ils appartiennent au grand type qui parle à Laura. Je reconnais le tissu à petits carreaux du pardessus ; celui à rayures du bénard et les triples semelles des pompes. Il y a même une éraflure au talon qui est visible sur la photo !

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2

Voir Réglez-lui son compte ! et Laissez tomber la fille.