Il s’assied sur le coin de la table et soulève ma tête par les cheveux.
— Parle, qui es-tu ?
— Peut-être le négus, peut-être Fernandel…
— Un dessalé, hein ?
Il se passe la langue sur les lèvres.
— J’aime les dégourdis, sans blague.
Je n’ai pas le temps de parer le crochet qu’il me met à la tempe. Il a des réflexes, ce mec-là, qui feraient envie à un champion de boxe.
— Ton nom !
La moutarde commence à émigrer dans mes naseaux.
— Non, mais dis donc, Toto, est-ce que tu vas continuer longtemps à me prendre pour un paillasson ?
Je me suis levé.
Si ce type n’est pas ceinture noire de judo, il est marchand de nougat. D’un revers du coude, il me balaie tel un vulgaire excrément. Je me retrouve sur le parquet où je déguste une poussière abondante et variée.
Cette fois, je récupère presto. En une seconde je suis debout. Il ne sera pas dit que je me serai fait malmener par cette ordure, devant une des plus belles souris d’outre-Quiévrain (comme disent des journalistes sportifs). J’attrape la chaise sur laquelle j’avais posé mon postère et je la lui balance dans les gencives. Le choc le fait tituber. Alors je plonge et je lui fais une clé japonaise aux jambes. Il descend sur la pelouse sans se faire prier. Je bondis à pieds joints sur sa poitrine. Cela produit un bruit de zeppelin qui éclate. Il grimace de douleur et il va falloir qu’il passe une annonce dans les journaux s’il veut essayer de retrouver son souffle. Profitant de l’avantage acquis, je le sonne d’un coup de savate sous le menton. Comment qu’il renifle, le jules ! Oh madsème ! On a l’impression qu’il a une fourmilière au grand complet dans son slip. Il se tortille sur le plancher. Il geint, il rue…
Tout ce court métrage n’a pas duré une minute.
J’arrête le cirque pour souffler un peu et je m’aperçois alors que la gosse Laura a ramassé le pétard du gnace au pardessus et qu’elle tient la gueule de l’arme, grande ouverte, à cinquante centimètres de ma physionomie.
— Hé ! je lui crie, tirez pas, mignonne. Ça éclabousserait votre ravissant tailleur et je ne serais plus là pour régler la note de dégraissage.
Elle hésite. Son doigt, posé sur la gâchette, se décontracte. Le temps me dure ! Oh là là ce que le temps me dure ! Quand je pense que des gars se plaignent, en chemin de fer, parce que le parcours leur semble trop long… Je voudrais les voir avec un 9 mm devant le portrait ; en train de se demander si la bonne femme qui dirige les opérations va jouer à Pearl Harbor ou non !
— Levez les bras ! intime Laura.
— Mais comment donc !
J’attrape les nuages, en prenant mon air le plus rassurant.
— Ne vous fâchez pas, Laura…
Elle tressaille.
— Vous connaissez mon nom ?
— Oui, et puis autre chose encore.
— Qui êtes-vous ?
— Un ange descendu du ciel.
Elle va se foutre en renaud, puis brusquement elle comprend le sens caché de mes paroles.
— Non, c’est vrai ?
— Puisque je vous le dis.
Je désigne le gars « out ».
— Et ce catcheur à la noix, qui est-il ?
— Thierry Frazer…
Je fais une virée dans ma mémoire. Je constate que ce Thierry ne fait pas partie de la liste que m’a donnée Bourgeois.
— Il travaille pour vous ?
— Oui.
— Bourgeois est au courant ?
Cette fois elle pose son arme sur la table. Le nom que je viens de prononcer achève de lui donner confiance.
— Je lui ai dit que j’avais fait la connaissance d’un interprète susceptible de nous communiquer des tuyaux intéressants.
« Bourgeois m’a dit d’être prudente ; jusqu’à présent cela a bien marché. Thierry est Luxembourgeois, son frère a été massacré par les Allemands et il leur garde un chien de sa chienne, c’est pourquoi il travaille contre eux.
Hum ! tout cela ne me paraît pas franco. M’est avis que la gosseline s’est laissée pigeonner par cette pourriture de Thierry.
Il reprend ses esprits à son tour.
— Et si nous essayions d’avoir une petite explication à la loyale, je lui fais ?
Il se met sur son séant et s’approche de moi.
Je comprends que la partie de châtaignes va recommencer, mais Laura crie :
— Halte !
Et nous stoppons notre antagonisme.
— Écoutez, fait-elle, toute cette histoire me paraît terriblement embrouillée.
— C’est la traduction exacte de mes propres pensées, dis-je.
— Pour essayer d’y voir clair, nous allons appeler Bourgeois. Lui seul saura mettre de l’ordre dans cette bouteille à encre.
— O.K., admets-je. J’en suis.
— Parfait, renchérit Thierry. Tant que cet individu n’aura pas craché ce qu’il sait, je ne me sentirai pas en paix.
Il ouvre la fenêtre de la masure et griffonne quelque chose sur un morceau de papier. Il place une pièce de métal dans le papier, roule le tout en boule et appelle un gamin.
— Va téléphoner à cette adresse, ordonne-t-il, et dis qu’on vienne tout de suite.
Le gosse s’éclipse en courant. Nous restons tous trois dans la pénombre. Laura tire un paquet de cigarettes d’une poche de son tailleur et nous le présente. Nous nous mettons à fumer.
— J’espère que Bourgeois ne tardera pas, dit-elle. Vous n’avez pas oublié de mentionner le…
Elle s’arrête et ouvre des yeux plus larges que des entrées de métro.
Une pâleur terrible envahit son visage.
— Mon Dieu ! balbutie-t-elle.
Thierry semble mal à l’aise.
— Mais vous ne connaissez pas l’adresse de Bourgeois ! s’exclame Laura. Vous ne connaissez pas non plus son numéro de téléphone, ni le mot de passe, ni rien ! Où avais-je la tête ! Ce n’est pas lui que vous avez fait prévenir !
Thierry a un petit sourire lointain. Il continue de fumer béatement.
— À qui avez-vous fait téléphoner ? crie Laura.
Je la pousse du coude.
— Voilà la réponse à votre question qui rapplique ! fais-je en lui désignant la fenêtre.
En bordure du trottoir d’en face, deux bagnoles pleines de Frizous viennent de s’arrêter.
CHAPITRE XII
Le type qu’on s’apprêtait, autrefois, à balancer dans l’huile bouillante afin de lui faire subir le jugement de Dieu, ne devait pas être plus optimiste que moi. Je me dis, avec un rien d’amertume, que mes carottes sont cuites et que ce qui va m’arriver sera tellement cuisant que ma carcasse ne ressemblera plus à rien d’ici le retour du soleil.
Je regarde Thierry.
— Compliment, lui dis-je. Comme concentré de charogne on n’a rien fait de mieux depuis la création du monde.
Il se fout de ce que je lui bonnis, parce qu’il a récupéré sa pétoire et qu’il la tient serrée contre sa hanche, prêt à nous donner un échantillonnage de sa marchandise.
— Heureusement que tes potes se gourent de baraque ! murmuré-je en regardant par la fenêtre.
Évidemment, il regarde à son tour, c’est un réflexe obligatoire.
Je n’attends pas qu’il s’aperçoive que je bluffe pour lui mettre un uppercut à la pommette gauche. Il chancelle.
D’une tape, je lui fais lâcher son feu. Je le ramasse et le sonne d’un coup de crosse qui doit être au moins le cousin germain de celui qu’il m’a refilé tout à l’heure.
Puis j’attrape Laura par la main et je l’entraîne dans la pièce voisine. Déjà, des bottes font trembler l’escalier de bois.
J’ai la sueur aux tempes. M’est avis que ça va saigner !
La carrée d’à côté ressemble à la précédente : elle est tout aussi délabrée. Heureusement elle comporte une fenêtre. Nous nous y précipitons, je constate qu’elle donne sur le derrière de la maison, là où s’étend le terrain vague que j’ai traversé à la suite de Thierry.