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La croisée est à environ trois mètres du sol et des orties poussent juste dessous.

— Sautez ! dis-je à Laura.

Elle comprend immédiatement que nous n’avons pas d’autre solution. Elle enjambe la barre d’appui et se laisse choir adroitement. Quand je vous disais que c’était une sportive ! Il ne me faut pas cent six ans pour la rejoindre dans le tas d’orties. Nous avons tellement les flubes que nous ne ressentons pas la cuisson de ces plantes.

Grâce au ciel, la nuit est complètement tombée. Lorsque la première rafale de mitraillette éclate, nous avons eu le temps de gagner l’ombre de la palissade.

Ça n’est pas le moment de jouer à cloche-pied. Nous prenons notre élan et nous piquons un de ces démarrages en comparaison duquel Ladoumègue ferait figure d’unijambiste.

Les Frisés n’ont pas perdu de temps à mitrailler la zone d’ombre dans laquelle nous évoluons. Nous entendons, derrière nous, un martèlement nombreux ; des imprécations, des ordres. Il doit y avoir un ancien champion des jeux Olympiques dans le lot car un de nos poursuivants se détache de la meute lancée à nos trousses et gagne du terrain. Trop, à mon goût. D’un doigt, j’ôte le cran de sûreté du pistolet que je tiens toujours, je me retourne et je presse sur la gâchette. Le gars se met à faire le sémaphore avec ses brandillons, après quoi il s’affaisse comme un arbre scié à sa base.

Évidemment, ce petit jeu de tir n’est pas fait pour calmer l’ardeur de nos poursuivants.

Je me demande avec une anxiété très justifiée si cette galopade va durer longtemps et surtout où elle va nous mener. Nous sortons de cette espèce de no man’s land qu’est le terrain vague et nous débouchons dans une artère éclairée. Ça va sentir plus mauvais encore. Va falloir numéroter nos côtelettes car nous allons devenir des cibles de choix.

Je pousse Laura d’un coup de hanche dans une rue transversale. Toujours sans ralentir l’allure.

Le type qui pourrait m’indiquer où nous allons aurait droit à ma reconnaissance et à la médaille des poilus d’Orient !

Soudain, des musiques retentissent ; nous bifurquons encore sans parvenir à lâcher les types qui nous veulent du bien et, la poitrine brûlante, le souffle court, nous débouchons sur un cours très large où se tient une fête foraine.

In petto, je remercie la Providence de nous avoir conduits dans ce secteur. Peut-être que si tout se passe bien nous pourrons nous perdre dans la foule !

Comme j’échafaude ce réjouissant projet, j’entends un strident coup de sifflet.

D’autres coups de sifflets lui répondent. À droite, à gauche du cours apparaissent des uniformes. Nous sommes cernés dans cette fête foraine. Pas banal ! Un bath travelingue pour le cinéma ! La mort qui rôde parmi les manèges de chevaux de bois, les autos tamponneuses et les marchandes de sucreries.

Nous entrons dans la populace comme un couteau dans du beurre, ce qui nous procure un bref sentiment de sécurité. Nous serons démolis peut-être, mais cela ne se passera pas sans témoins. C’est une consolation qui en vaut une autre. Aux lumières multicolores d’une baraque j’examine Laura. Elle est rouge comme une écrevisse. Cela provient évidemment de l’effort que nous venons de fournir, mais je pense que les orties ne sont pas étrangères à cette inflammation.

Elle m’a l’air d’avoir du cran, cette môme. Elle me plaît vachement.

Ce qui me botte surtout, chez elle, c’est sa docilité. Non pas une docilité absurde de fille terrorisée, mais la docilité intelligente et déterminée d’une môme qui a pigé le danger et qui a décidé de faire confiance à un zigue à la hauteur pour se tirer du mauvais pas.

Cette idée que c’est moi le mec à la hauteur me regonfle comme un bonhomme Michelin.

Je l’arrête.

— Inutile de courir maintenant, lui dis-je. Reprenons notre respiration et avisons.

Nous faisons mine de nous passionner pour un tir à la carabine et je mets deux ronds dans ma matière grise afin de lui faire fournir des heures supplémentaires.

Ce qu’il y a de moche dans l’aventure, c’est que Thierry n’est pas mort. Je n’ai pas eu le temps de l’arranger et il doit, en ce moment, être à la tête des pieds nickelés qui nous recherchent.

Ces salauds-là vont fouiller toute la fête de fond en comble pour mettre la main sur nous. La place est déjà cernée et il va falloir montrer patte blanche pour sortir. Déjà, au remue-ménage qui court sur la foule comme un coup de vent, je comprends que les opérations de criblage viennent de commencer.

— Venez !

Je prends la main de Laura.

— Qu’est-ce qu’on fait ?

— Un petit tour sur les autos-scooters.

Elle semble un peu surprise mais me suit sans difficulté.

Précisément le manège vient de s’arrêter. Je la pousse dans l’une des petites autos et je me mets au volant.

— Il y a des chances pour que nous ne nous fassions pas remarquer, dis-je. Nous serons trop en vue, vous comprenez ?

Elle comprend.

— Un fugitif se terre dans un coin sombre, il ne va pas faire le zouave dans la lumière des projecteurs devant cinq cents personnes.

Elle fait oui de la tête. Je pose mon revolver sur mes genoux et je me faufile au milieu des autres cornichons qui trouvent génial de se tamponner.

Laura se fait toute petite contre moi. Ça me donne une idée : je passe un bras autour de ses épaules et nous nous enlaçons comme des amoureux.

Le remue-ménage s’accentue autour du manège. Les cris de « papirs » retentissent un peu partout.

Quelques soldats allemands montent sur la plate-forme du manège et jettent un regard rapide sur les occupants des petites autos. Ils doivent estimer que tout est réglo car ils n’insistent pas et s’évacuent un peu plus loin.

Je crois que jamais de ma garce de vie je ne regrimperai dans une auto tamponneuse. Nous faisons trois, quatre, cinq tours ! Le caberlot commence à nous tourner.

Il y a des heurts carabinés qui m’ébranlent la tête. Je suis mal remis du coup sur la noix que m’a flanqué Thierry.

Heureusement que je sens tout contre moi le corps tiède de Laura. J’ai son souffle dans mon oreille droite et par moments cela me fait frissonner.

Soudain je l’entends chuchoter :

— Oh, mon Dieu !

Je la regarde : elle est plus pâle qu’une endive.

— Qu’y a-t-il ?

— Regardez, près de la caisse.

Je regarde et j’aperçois Thierry. Il est debout sur la petite estrade ; il nous tourne le dos et scrute la foule, comme du sommet d’un mirador.

— N’ayez pas peur, chuchoté-je à ma compagne.

Nous nous enlaçons plus étroitement encore et je fais l’impossible pour toujours demeurer au milieu d’un groupe de petites voitures.

Mais voilà que tout à coup un cri retentit sur le plateau du manège. Je regarde et je vois une petite môme qui me désigne du doigt en hurlant comme une fouine prise au piège. D’autres personnes m’examinent et gueulent à leur tour.

Ma parole ! J’ai l’impression d’être devenu un centaure ou une femme à barbe ! Qu’est-ce qu’ils ont à me reluquer de la sorte ?

— Mon Dieu ! balbutie Laura.

— Quoi ?

— Votre blessure s’est rouverte et vous saignez terriblement !

C’est donc de là que me venait cette sensation de chaleur dans le cou !

Un coup de sifflet retentit, poussé par Thierry qui, grâce à cet incident stupide, vient de nous repérer.

Sur un signe de lui, le gars du manège coupe le courant et arrête la musique. Il se produit, malgré le tumulte ambiant, comme une sorte de hideux silence.