— Ils vont refoutre le courant. Le chariot va atteindre la plate-forme. Une fois là, j’essaierai de bloquer le système de la crémaillère en le coinçant avec mon imperméable. Ils ne pourront voir nos faits et gestes. Ils croiront à une panne et ils feront je ne sais quoi… J’espère que vous êtes agile et que vous ne craignez pas le vertige, car nous allons enjamber le rebord du toboggan et nous laisser glisser le long du pilier jusqu’en bas. Il fait trop sombre pour qu’ils puissent s’en apercevoir. Le pied du pilier se trouve entre un mur et la palissade d’enceinte. C’est bien le diable s’il y a quelqu’un là-dessous !
Je n’ai pas le temps d’achever mon exposé que déjà le chariot a repris son ascension interrompue. Je tiens l’imperméable tout prêt pour la petite opération envisagée. Si je ne parviens pas à bloquer la crémaillère, le chariot plongera pour les grandes sensations et ce sera la fin d’une existence bien remplie. Que dis-je ! De deux existences, car il ne faut pas trop compter sur leur pitié en ce qui concerne Laura. Ils ne pardonneront jamais à la jeune femme de m’avoir assisté au cours de cette incroyable soirée.
Nous touchons à la plate-forme. Hop ! D’un geste preste je balance l’imperméable sous le véhicule. Tout de suite j’évacue trois litres de sueur, parce que le chariot continue sa balade. Tout de même, je le sens qui renâcle. Ça patine dur là-dessous ! Va-t-il triompher de l’obstacle ? Le gouffre, le plongeon de la mort n’est plus qu’à dix centimètres, plus qu’à deux. Plus qu’à…
— Sautez ! ordonné-je à Laura.
Elle se laisse adroitement glisser hors du véhicule. À cet instant, le brave chariot stoppe, l’avant est engagé au-dessus du vide. Il était temps.
J’en descends à mon tour, et j’enjambe la butée qui borde le toboggan. Le gros pilier rond est là. Je l’embrasse comme un frère et je me laisse glisser si vite que mes paumes me brûlent.
Quand j’arrive au bas, Laura est déjà arrivée.
Nous échangeons un regard triomphant et, sans un mot, nous nous enfonçons dans l’ombre.
CHAPITRE XIV
Je crois bien que je n’ai jamais trouvé saveur plus merveilleuse à l’air nocturne que ce soir. On peut vous amener tous les alcools du monde, vous n’en dénicherez pas un qui soit davantage corsé que la liberté.
Je ne peux m’empêcher de rigoler en évoquant la tête que les Frisés vont faire quand ils s’apercevront que le chariot est vide.
Il va y avoir de la joie. Jamais le pseudo-Thierry n’aura autant l’air d’un melon que tout à l’heure…
Nous gagnons des ruelles paisibles et sombres. Après ce numéro de cirque dans les lumières de la fête, il me semble que je ne me lasserai jamais de l’obscurité.
Nos actions reprennent de la valeur, seulement le hic, c’est de trouver une planque.
Je crois le moment venu de toucher deux mots de mes préoccupations à Laura :
— Votre appartement est brûlé désormais ! lui dis-je. Vous avez de la famille ?
— Non.
— Tant mieux. Vous connaissez Bruxelles, moi pas. Vous ne voyez pas un coin tranquille où nous puissions nous terrer pendant quelque temps ?
— Il faudrait demander à Bourgeois…
— Bourgeois ! Sapristi, il faut le prévenir d’urgence, car il va lui arriver des pépins à lui aussi…
— N’ayez pas peur, me rassure Laura. Bourgeois n’est pas son véritable nom, et je n’ai jamais donné de précisions sur lui à Thierry.
— Vous avez dû être filée ; il y a longtemps que vous le connaissez, ce… Thierry ?
— Un mois à peine.
— Bon, nous en reparlerons. Le plus urgent est de passer un coup de tube à Bourgeois.
Nous arrivons précisément à la hauteur d’une petite taverne. J’y guide ma compagne. Il y a un perron à gravir. Nous nous trouvons dans une salle basse, très flamande, avec un parquet de bois, de la céramique un peu partout et des trucs en cuivre.
La bonne femme qui tient ce machin est grosse, propre et blonde. Elle a un petit air courtois qui me va droit au cœur.
— Téléphone ?
— Cette porte, au fond.
Je vais à la cabine et j’affranchis rapidement Bourgeois sur ce qui se passe. Il en reste comme deux ronds de flan.
— Prévenez les autres ! lui dis-je. Qu’ils prennent garde ; vous aussi, du reste ! Laura me dit qu’elle a été discrète — et ce doit être vrai, car ça m’a l’air d’être une petite bonne femme au poil — mais on ne sait jamais. L’espion a pu la faire suivre, que dis-je ! il a dû ! Changez vos adresses, vos codes, vos noms, vos mots de passe.
— Entendu.
— Où pouvons-nous nous planquer ? C’est que nous sommes sérieusement brûlés. Jeanne d’Arc ne l’était pas davantage.
Il me donne une adresse. Il s’agit d’une amie à lui qui tient un bistrot. Je peux y aller de sa part en disant : « Petite pluie abat grand vent. » Il paraît que cette phrase est magique et que, sitôt que je la lui aurai dite, elle me fera tout ce que je voudrai : depuis des crêpes flambées jusqu’à la brouette chinoise.
Je note donc, mentalement, cette bonne adresse, et je remercie Bourgeois.
— Deux genièvres ! commandé-je en revenant dans la grande salle.
L’alcool nous donne un coup de fouet salutaire. Je fais immédiatement remettre une tournée, après quoi je paie et dis « au revoir » à la grosse femme.
Au moment où nous nous apprêtons à mettre le pied sur le perron, voilà qu’une caravane de motocyclistes allemands débouche dans la rue.
Pas le moment d’aller chasser le papillon de nuit ! Notre trace a été retrouvée… C’est inouï ! Dans ce nom de Dieu d’univers, il y a toujours des pieds-plats qui repèrent vos faits et gestes.
Je tire Laura en arrière et je referme précipitamment la porte de la taverne.
— Que se passe-t-il ? demanda la tenancière.
Question embarrassante.
Le mieux est de ne pas y répondre.
Elle s’approche de la porte et jette un coup d’œil au dehors.
— Les Fritz ! fait-elle.
Son ton est plus éloquent que tous les mots. On sent que cette femme n’aime pas les vert-de-gris.
— C’est après vous qu’ils en ont ? me demande-t-elle.
Je m’abstiens toujours de répondre. Les motocyclistes s’arrêtent devant le perron de l’établissement.
— Oui ! murmure la grosse femme.
Elle prend nos deux verres restés sur le comptoir et les plonge dans le bassin de zinc.
— Prenez la petite porte de derrière, fait-elle, vous trouverez un escalier de bois dans la cour, il mène à un grenier. Au fond de ce grenier se trouve une fausse fenêtre ; en réalité, il s’agit d’une porte qui ouvre sur une pièce. Cachez-vous-y !
Jamais je ne l’aurais cru capable de parler aussi vite. Ses explications n’ont pas duré quatre secondes.
Comme je repousse la porte donnant sur les communs, j’entends un bruit de bottes martelant les marches. Nous sommes dans une courette encombrée de matériaux divers ; j’ai vite fait de repérer l’escalier de bois. Nous le gravissons en quatre enjambées et nous atteignons le grenier. Il est immense. Comme tous les greniers du monde, il abrite des vieux lits de fer, des malles, des haricots secs, des vieilles voitures d’enfants et des tuyaux de poêle rouillés.
Il prend le jour par une « tabatière ». Ça tombe pile, car il y a un lampadaire dans la rue, à hauteur du toit, ce qui éclaire suffisamment le grenier pour que nous puissions nous y diriger.
Au fond se trouve bien la fausse fenêtre dont a parlé la grosse cabaretière. Je m’y précipite. Puisqu’elle est truquée, elle doit comporter un loquet quelconque permettant de l’ouvrir…