— Oui, oui, bégaie-t-il, mes enfants, c’est magnifique ! Toute la ville en parle. La Gestapo tenue en échec par un couple audacieux ! Ça, c’est un exploit, un exploit qui s’inscrira en lettres d’or dans l’histoire de cette guerre.
Si je ne l’arrête pas, d’ici dix minutes il va chanter La Brabançonne.
— Passez la main, dis-je. Quoi de neuf ?
Il revient à nos préoccupations.
— J’ai fait partir votre photographie hier au soir par avion, et Londres m’a, dès ce matin, adressé sa réponse par radio, la voici : Photo femme est celle Elsa Maurer, espionne autrichienne connue sous matricule B H 78.
J’ouvre des carreaux immenses.
Une espionne, la môme-caméra ! Une espionne ! Pour une surprise, c’en est une.
— Vous me voyez sur les fesses ! fais-je à mes compagnons. J’avoue que je suis complètement siphonné. Pourquoi cette fille a-t-elle agi de la sorte ? Pourquoi m’a-t-elle remis cette photo ? Pourquoi l’a-t-on descendue si elle appartient au S.R. allemand ?
Je réfléchis.
— De deux choses l’une, poursuis-je. Ou bien il s’agit d’une confusion de la part des services anglais — et j’en doute car les Britanniques n’avancent rien dont ils ne soient sûrs — ou bien elle a décidé de tourner casaque… Peut-être l’avenir nous apprendra-t-il la vérité…
Nous faisons à Bourgeois le récit détaillé de nos aventures de la veille.
— Vous le voyez, conclus-je, je n’ai pas perdu de temps puisque, grâce à mon flair et… au hasard, j’ai mis le doigt sur le personnage coupable des fameuses fuites.
— Mais je ne lui ai jamais rien dit, je vous le jure ! crie Laura. Il ne peut y avoir de fuites puisque c’est lui, au contraire, qui me fournissait des renseignements !
— Partant de vous, il a dû remonter aux autres et les faire surveiller. Il m’a l’air diantrement adroit, le bougre !
— Mais non, objecte Bourgeois, s’il était comme vous le dites « remonté » aux autres, nous aurions été arrêtés.
Il n’a pas achevé ces mots que la mère Broukère fait son apparition.
— Un grand malheur, un grand malheur, pleurniche-t-elle, les Allemands ont mis la main sur nos amis ; tous les six ont été appréhendés cette nuit !
Je me tourne vers Bourgeois.
— Nom d’une merde arabe ! Vous n’avez donc pas prévenu vos collaborateurs ainsi que je vous avais conseillé de le faire ?
— Il était trop tard, hier, ils étaient en mission. Ils ne devaient pas regagner leurs domiciles avant de passer chez moi.
— Quelle était cette mission ?
— Repérage de la péniche transportant l’eau lourde de Norvège en Allemagne.
— Où ont-ils été arrêtés ? questionné-je, en regardant la grosse cabaretière.
— Dans le train, entre Bruges et Bruxelles.
— Pardi ! Thierry avait leur signalement, ainsi que je le supposais. Lorsqu’il a vu que nous lui glissions entre les mains il a donné l’ordre d’arrêter toute la bande et a fait largement diffuser leurs portraits parlés.
Laura se jette à plat ventre sur le lit en sanglotant :
— C’est de ma faute, pleurniche-t-elle. C’est moi qui ai fait la connaissance de ce salopard !
— Mais non, lui dis-je, c’est lui qui a fait votre connaissance à vous.
« Il est rusé comme un renard, le bougre.
— Et puis, murmure tristement Bourgeois, vous n’avez rien fait sans me tenir au courant, Laura, votre responsabilité est dégagée.
J’éclate :
— Sacrés vingt dieux ! on est donc aussi gland en Belgique qu’en France ! Vous croyez que c’est le moment de parler de responsabilités et autres foutaises ? Ces six mecs sont chopés. Il faut voir si on peut les tirer là…
— Bravo ! crie la mère Broukère.
Avec ces cent dix kilos, c’est encore elle la plus énergique !
CHAPITRE XVI
Je demande à Bourgeois :
— Voyons, êtes-vous certain d’être en sécurité ? Il n’y a pas de raison que, grâce à Laura, Thierry ait pu avoir les autres et non vous.
— C’est que, répond-il, nous avions un système particulier pour nous réunir. Jamais mes collaborateurs ne sont venus à la maison, ou presque. Nos entrevues se déroulaient dans une église, séparément.
— C’est bien séparément aussi qu’ils ont été suivis. Pourquoi, en ce cas, ne pas croire que vous avez été repéré ?
Bourgeois, malgré la gravité de l’heure, sourit en regardant Laura.
— Nous nous retrouvions dans un… confessionnal, explique-t-il. Moi j’étais déguisé en prêtre et je m’entretenais avec chacun de mes… pénitents. Mon frère est curé d’une des paroisses de Bruxelles et c’est grâce à sa complaisance que j’avais pu mettre sur pied ce système.
Je le regarde avec un rien d’admiration.
— Bravo, apprécié-je. Voilà qui est bien combiné. Bon, ainsi on peut vous considérer comme blanc jusqu’à preuve du contraire ; tant mieux ! Vous allez rentrer chez vous dare-dare et essayer de connaître le lieu où ont été incarcérés vos amis. Lorsque vous aurez des tuyaux sûrs, prévenez-moi. Faites vite, car j’ai déjà des fourmis dans les jambes.
Il s’éclipse, suivi de la grosse cabaretière et je remets la traverse de bois dans sa position horizontale. Après quoi je choisis moi aussi la position horizontale parce que c’est la meilleure lorsqu’on n’a rien d’autre à faire qu’à attendre les événements.
Laura sanglote à mes côtés.
Je la prends par les épaules. Le contact de sa chair nue, brûlante, me fait frissonner. Toutefois je ne laisse rien apparaître de mon trouble.
— Ne te caille pas le sang, ma colombe, ça n’avancera à rien de bon.
— Tout de même, soupire-t-elle, mes camarades, si… gentils, si courageux…
— On les tirera de là.
Notez bien que je lance cela sans y attacher d’importance, comme on envoie une chiquenaude à un brin de paille qui vous chatouille le nez.
Mais elle sursaute et s’assied sur le lit. Elle ne prend pas garde à sa poitrine qui se dresse agressivement devant mon nez à m’en faire éclater les châsses.
— Tu serais capable de les faire évader ?
Je décèle du défi dans sa voix.
Toutes les gnères sont idem. Elles agissent toujours comme si vous étiez une touffe de cheveux mités accrochés après les dents d’un vieux peigne.
— Tu parles que j’en suis capable ! ricané-je. Je ne sais pas ce qu’il faut te faire comme démonstration pour te prouver que je suis exactement le genre de bipède qui remplace la graisse d’oie !
— C’est vrai, balbutie Laura. Tu es formidable, mon chéri.
Vers midi, la mère Broukère nous appelle. Elle a fermé son usine à bière et a préparé un confortable repas. Nous faisons la dînette tous les trois dans sa petite cuisine. Elle a trouvé le moyen de dénicher une seconde bouteille de bourgogne. Rappelez-vous que ça n’est pas dans son grenier mais dans sa cave que je voudrais être camouflé. Sûrement que je ferais des infidélités à Laura…
Nous achevons notre grappe de raisin au moment où Bourgeois rapplique. Il est congestionné et inquiet.
— Pas de casse de votre côté ?
— Non, fait-il en secouant la tête, calme plat. J’ai des détails sur l’arrestation des camarades. C’est bien dans le train, entre Bruges et Bruxelles, qu’ils ont été arrêtés, on les a incarcérés dans une école désaffectée qui sert d’annexe à la Gestapo. Malheureusement ces locaux sont si bien gardés qu’il n’y a rien à tenter.
— Il y a toujours quelque chose à tenter, je l’ai prouvé hier encore.
Cette fois, mon enthousiasme n’est guère communicatif.