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Je préfère traverser un cerceau en flammes plutôt que d’attendre que le feu s’éteigne. Faut que ça saute avec bibi. Puisque je tiens Thierry, je ne veux plus le lâcher avant de l’avoir perforé comme la tranche d’un harmonica.

Mon attente est de courte durée. Il ramène sa viande presque tout de suite et s’installe au volant.

Nous roulons un bon bout de temps, à travers la ville, puis il cesse de passer à chaque instant ses vitesses et je comprends que nous marchons sur une route.

Ce serait peut-être l’heure d’abattre mes cartes, non ?

Tout doucement, je me redresse et m’assieds sur la banquette arrière.

J’approche le 6,35 de la nuque du salopard et je murmure :

— Belle nuit d’automne, pas vrai ?

Au mec, ça lui produit un effet indescriptible. Il fait une embardée dans le fossé et redresse de justesse sa direction.

— Pas beaucoup de réflexes, hé, Thierry ?

— Ah ! c’est vous, soupire-t-il.

— Tiens, tu ne me tutoies plus ?

— J’ai beaucoup trop d’admiration maintenant.

Je rigole.

— Pas mal le coup du grand huit, hein ?

— Excellent, je le raconterai à mes petits-enfants, plus tard.

— Je crois bien que tu ne les connaîtras jamais, tes petits-enfants, mon pauvre vieux.

— Ah, et pourquoi donc ?

— Parce que tu as sans doute assisté tout à l’heure à ton dernier coucher de soleil.

Il ne dit rien. Moi, je n’aime pas ces silences subits. Et comment que j’ai raison de ne pas les aimer. Prompt comme une langue de caméléon, Thierry a sorti avec sa main gauche un automatique du fourre-tout et, sans se retourner, magnifique de maestria, en s’aidant seulement du rétroviseur, il tire sur moi.

Tout ça avant que j’aie le temps de dire ouf. Pourtant, si je n’ai pas eu le temps de proférer cette onomatopée, j’ai eu celui de me jeter de côté et la rafale passe à deux centimètres de moi.

Lorsque j’entends le déclic navré du feu signifiant que le magasin est vide, je reprends ma position initiale.

— Non, mais, qu’est-ce qu’on vous apprend dans les écoles d’espionnage nazies ! Tu ne sais pas qu’il est imprudent, lorsqu’on se sert d’un automatique, de tirer en rafale ? Tu as bonne mine maintenant, avec ta pétoire vide comme un sifflet !

Il ne répond rien.

— Fais demi-tour, Toto !

Il continue en ligne droite et il écrase le champignon comme une brute. Nous dépassons le cent dix.

— Et alors ? murmure-t-il. Que comptez-vous faire ? M’abattre ? Vous allez, en ce cas, entrer en contact avec un arbre !

— Le coup est classique, dis-je, tu as un chou à la crème à la place du cerveau pour ne pas avoir trouvé autre chose…

— Ce sont les coups classiques les meilleurs.

Je retrousse ma soutane et j’enjambe le dossier du siège.

— Arrête, dis-je, arrête tout de suite, collègue, où je te fais bouffer du plomb sans plus attendre.

Afin de l’intimider, j’appuie le canon de mon arme contre sa tête.

En guise de réponse, il sourit. Il a du cran, le monsieur. Je l’assaisonnerais bien immédiatement, mais j’aimerais pouvoir le travailler un brin pour tenter d’avoir des indications précises concernant les six prisonniers. Comment le mettre « out » sans le buter ? Impossible de l’estourbir car je ne dispose pas du recul nécessaire.

C’est alors que je me remémore les conseils d’un vieux pote à moi que j’ai connu à San Francisco avant-guerre et qui était un peu tueur de son métier :

« Si tu veux te farcir un mec sans l’abîmer, disait-il, tire-lui une dragée contre l’occiput en tenant le feu de biais afin que la balle ne pénètre pas mais l’érafle seulement. »

J’opère ainsi, tranquillement. L’effet est merveilleux.

Thierry a un soubresaut et pique du nez. Vous pensez que je me démerde d’attraper le volant et d’appuyer sur la pédale du frein. Je réussis un stoppage très convenable. Je regarde Thierry. La balle ne l’a pas seulement éraflé mais a légèrement pénétré sous le cuir chevelu. Il saigne comme un goret.

Je défais la ceinture de ma soutane et je lui entrave les pattes, puis j’ôte la sienne et je lui lie les mains. De cette façon, il est vraiment hors d’état de nuire. Je le fais basculer à l’arrière et je prends sa place au volant.

— Pauvre tordu, murmuré-je en le regardant, tu te croyais fortiche, hein ?

Je fais demi-tour. Me voilà bien content de moi mais assez embarrassé cependant, car je me demande où je vais pouvoir transbahuter mon colibard.

Ça n’est vraiment pas un cadeau à faire à la mère Broukère, et il ne serait pas prudent de l’emmener chez Bourgeois, la voiture est une bagnole allemande et elle sera vite repérée.

J’aperçois un petit café sur la route. J’arrête la voiture à une certaine distance de manière à ce que les patrons de l’établissement ne puissent pas lire les numéros, puis je me catapulte dans l’établissement.

— Qu’est-ce que ce sera, monsieur le curé ?

C’est tout juste si je ne me retourne pas pour voir à quel curé parle l’aubergiste. Heureusement je réalise à temps.

— Un verre de bière, s’il vous plaît. Puis-je téléphoner ?

Il me désigne l’appareil fixe, au mur. Ça la fout mal qu’il n’y ait pas de cabine, je vais être obligé de débiter ma salade devant la brave homme de l’estanco.

— Allô ! Bourgeois ?

— Qui est à l’appareil ?

— L’abbé Antoine.

— Ah !

— Je voudrais vous confier un de mes pénitents. Où puis-je le mener pour qu’il soit tranquille ? Il a besoin de repos, c’est un pauvre homme qui a subi un choc… nerveux.

— Amenez-le à mon entrepôt, rue Slaken, 16.

— Fort bien, vous y allez ?

— Tout de suite.

Je me retourne vers le patron.

— Combien vous dois-je pour cette orgie romaine ? demande l’abbé San-Antonio au pauvre homme ahuri.

CHAPITRE XVIII

L’entrepôt de Bourgeois est une sorte de vaste hangar sis dans une rue paisible bordée de petites villas.

Il m’attend. Ce type-là est tout ce qu’il a de réglo sur le chapitre des rancards.

Je fous un coup de Klaxon prolongé et il ouvre le double vantail de bois. J’entre avec la carriole dans le hangar. La nuit est épaisse comme du goudron et les promeneurs éventuels ne peuvent voir qu’il s’agit d’une bagnole allemande.

Je sors le paquet de la voiture.

Thierry a repris ses sens et il fait une drôle de trompette.

— Bourgeois, dis-je, je vous présente le fameux Thierry.

Mon compagnon serre les poings.

— Crapule, grince-t-il.

— C’est aussi son nom, convins-je.

Je délie les flûtes du doryphore et je l’entraîne vers le fond de l’entrepôt.

— On peut disposer d’une de ces chaises ?

— Bien sûr, opine Bourgeois.

J’assieds Thierry et je l’attache après le siège.

Je sais par expérience qu’il n’y a rien de plus démoralisant que d’être lié dans cette position.

— Maintenant, Toto, fais-je après avoir toussoté, je crois le moment venu de parler à cœur ouvert. Voici comment je vois la situation : nos camarades ont été appréhendés hier par ta faute. Nous tenons à eux et nous te demandons de les faire libérer séance tenante. Tu vois, je ne vais pas par quatre chemins ; inutile de poétiser, les enluminures c’est pas le genre de l’établissement. De deux choses l’une : ou bien tu marches, et en ce cas nous t’expédions à Londres comme prisonnier cette nuit même, ou bien tu refuses et alors les types de la voirie te ramasseront demain matin avec les ordures ménagères. Tu entraves ?