Je m’avance vers le groupe des libérés et quelle n’est pas ma stupeur lorsque je découvre que la femme libérée par erreur n’est autre que l’infirmière qui veillait la môme-caméra à l’hosto de La Panne.
Elle me reconnaît itou et ouvre grand ses cocards.
— Mais… mais, bégaie-t-elle.
— La même surprise au carré, je lui fais. Comment se fait-il que vous vous trouviez dans les mains de la Gestapo de Bruxelles, charmante infirmière ?
Elle se renfrogne.
— C’est à cause de vous, me dit-elle.
— À cause de moi ?
— Oui, il paraît que vous avez tué le cafetier de La Panne et tiré sur la jeune femme. La police a fait une enquête. Une de mes collègues a dit nous avoir vu discuter un bon moment ensemble ; on m’a arrêtée. J’ai eu beau jurer que je ne savais rien, que je ne vous avais jamais vu, les Allemands n’ont pas voulu me croire et m’ont amenée ici.
— Eh bien, vous voyez que je répare les dégâts involontairement causés par ma petite personne, puisque c’est grâce à moi que vous voici libérée. Je tiens à préciser, afin de respecter la vérité, que je n’ai commis aucun délit à La Panne. Au fait, comment se porte la jeune femme ?
— Elle est morte.
— Dommage. J’aurais aimé avoir une conversation avec elle. C’était, paraît-il, une espionne nazie assez dangereuse, je ne vois pas bien le rôle qu’elle jouait. Enfin, paix à ses cendres.
Je serre la main des cinq hommes rescapés. Ce sont de braves types tout rouges de reconnaissance. Bourgeois les a rancardés à mon sujet et ils ont tendance à vouloir me considérer comme Dieu le père.
— Il faut les planquer d’urgence, dis-je à Bourgeois. Et vous aussi, car maintenant vous serez brûlé…
— Vous en faites pas pour moi, commissaire, j’ai pris soin de dissimuler mes traits. J’avais mis mes lunettes, histoire de changer un peu mon aspect.
— Je vois que je fais école…
— Pour nos amis, je vais les faire conduire chez des parents à moi qui ont une ferme dans le Limbourg. Ils y seront en sécurité.
Il regarde autour de lui.
— Et Thierry ?
— Parti.
Il fait un bond de deux mètres.
— Quoi !
— Il est allé retenir des places chez saint Pierre pour l’équipe d’Adolf. Oui, il le fallait…
« Aidez-moi à le charger dans la bagnole.
— Qu’allez-vous faire ?
— Conduire l’automobile contre un arbre, quelque part et y foutre le feu. Je préfère que les Allemands croient à un accident.
— Avec quoi l’avez-vous tué ?
— Avec le pistolet de la mère Broukère.
— En ce cas, comment espérez-vous faire croire à un accident si on le découvre avec une balle dans le corps ?
— Qui vous parle balle ?
« Je l’ai tué avec la crosse, c’est le meilleur usage qu’on puisse faire de cette sorte d’arme, et puis c’est tellement plus silencieux…
— Vous êtes un type…
— … terrible, inouï, formidable, je sais, on me le dit partout où je passe.
L’un des rescapés, un solide gaillard roux comme un brasero, me demande :
— Vous connaissez la région ?
— Non.
— Alors, laissez-moi m’occuper de la voiture et de son contenu.
— Faites vite, consent Bourgeois. Nous vous attendons ici…
Il s’adresse aux autres :
— Avant de partir, rendez-moi compte de votre mission.
J’interviens :
— Très bien, ce ne sont pas mes oignons à moi, non plus qu’à cette jeune fille. Si vous me permettez, nous allons nous éclipser.
— Vous allez chez Broukère ?
Il pense à la môme Laura qui doit m’attendre en se tordant les poignets. Si je m’annonce avec une gosseline de rechange, elle va faire une attaque. Deux bonnes femmes ensemble, ça donne infailliblement de l’électricité.
— Non, pas tout de suite. Rassurez ces dames sur mon compte, je passerai les voir demain matin ; nous pouvons même nous y fixer rendez-vous ?
— Où allez-vous vous cacher ?
— J’ai mon idée.
Il insiste :
— L’hôtel, ce serait de la dernière imprudence.
Il a raison.
Je suis perplexe. Je ne peux pourtant pas mouler la petite infirmière. Je l’ai déjà suffisamment mise dans le bain comme ça, la pauvrette. Avec ses gros nichons et son regard doux, elle a l’air complètement perdue.
Bourgeois me tire à l’écart.
— Mon frère l’abbé a un grand jardin derrière sa cure. Au fond du jardin se trouve un petit pavillon. Il ne doit pas y faire très chaud… Enfin, voici la clef du jardin.
— Merci, cher.
— À demain matin ?
— C’est ça. Et ne faites pas les marioles, tous, j’ai idée que ça va remuer avant longtemps !
Je tends un gros billet à la gosse.
— Tu n’es pas encore repérée. Va acheter de quoi briffer, et n’oublie pas du pinard. Ne lésine pas sur la qualité, c’est le roi d’Angleterre qui casque.
Je l’attends dans un renfoncement de porte. Je la vois pénétrer dans différentes boutiques. Elle parlemente. Sûr que les commerçants doivent la chinoiser avec des histoires de tickets ; mais avec du pèze on se passe de cartes d’alimentation.
Elle revient, les bras chargés de victuailles.
— À propos, lui dis-je, quel est ton prénom ?
— Thérèse.
— Thérèse ? Bon, c’est gentil.
« Ça ne te contrarie pas que je te tutoie ? Moi, vois-tu, je suis un sentimental : dès que je tombe sur une petite gamine gentille à croquer je suis fondant comme une glace à la framboise.
— Non, ça ne me fait rien, murmure-t-elle en rosissant.
— Faut pas m’en vouloir pour le lapin de l’autre soir, j’avais les Frisés au panier ; c’est une circonstance atténuante, je crois, non ?
— Je ne vous en veux pas.
— À la bonne heure.
Elle est charmante, cette petite. Ça n’est pas une beauté excitante comme Laura, mais elle dégage un certain charme.
Elle est saine comme une pouliche, pudique, timide… Vous comprenez, on ne peut espérer lui faire accomplir des exploits sensationnels, ni lui donner de la jugeote, mais ce qui séduit en elle, précisément c’est sa candeur naïve.
Nous trouvons le jardin du presbytère et la clef s’adapte dans la serrure de la porte de bois qui y donne accès de la rue.
Le pavillon est à main droite en entrant. C’est une cabane de deux mètres sur quatre où sont entreposés des branchages, de la paille, des outils, des sacs vides…
J’y déniche un morceau de bougie. Nous sommes champions dans cette cahute.
Nous avalons les provisions, puis je fabrique un lit dans la paille avec les sacs.
— Ça ne vaut pas une chambre à l’Imperator, dis-je à Thérèse, mais c’est préférable à un bat-flanc de cellule…
Elle se couche sans faire de manières.
— Tu permets que je fasse dodo dans la même niche ?
— Oui.
Elle a répondu dans un souffle.
Je m’allonge contre elle. Elle a la respiration saccadée d’une fille oppressée.
— Tu n’as pas l’air de respirer normalement, je lui dis. Ça doit venir de ton soutien-gorge qui est trop serré.
Je dégrafe son corsage. Elle ne bouge pas. Je palpe ses flotteurs. Drôle de surprise : elle a une confortable paire de roberts, pas aussi gros que l’ampleur de son corsage ne me le faisait supposer, mais fermes comme des pommes. C’est chaud, c’est doux comme un nid de tourterelles.
Thérèse se met à roucouler, toujours comme une tourterelle.