Je tends la main à Bourgeois.
— Au revoir, vieux, content de vous avoir connu.
Il blêmit.
— San-Antonio !
— Chut !
— Vous ne voulez pas dire ?
— Je ne veux rien dire. Le type qui saute du troisième étage de la tour Eiffel, avec un parapluie comme parachute, ne veut rien dire non plus. Simplement, je vous recommande de ne pas faire l’idiot. On ne peut prévoir à l’avance la façon dont tourneront les événements. Si vous voyez que c’est foutu pour moi, n’insistez pas et barrez-vous en douceur. Une fois le coup accompli — si j’y parviens — chacun pour soi.
Ouf !
Je me marre.
— Faites pas ces trompettes, les petits ; j’ai dans l’idée que notre étoile brille cette nuit !
Je m’empare d’un plateau chargé de verres, sur une desserte, et je fonce, en compagnie de Thérèse, vers la salle de réception.
Je pousse la porte à double battant. Et mes yeux se mettent à clignoter. C’est un beau coup d’œil ! C’est plein d’uniformes chamarrés et constellés de décorations, de toilettes rutilantes, de bijoux, de lumières, de dorures…
Au fond de l’immense pièce, un orchestre italien joue du Verdi. Le buffet monumental est assiégé. On dirait que ce sont ces locdus qui la pilent et non pas le bon populo.
Ils s’en mettent plein les croquantes, ces carnes ! Ah ! les pourris !
Ils sont au moins deux cents. Ça va être coton pour repérer le von Gressen dans cette foule.
Comment pourrai-je y parvenir sans donner l’éveil ?
Je cherche Thérèse du regard et je l’aperçois en grande conversation avec un officier supérieur allemand.
Pourvu qu’elle ne fasse pas d’impair !
Je m’approche d’un serveur, et je lui dis en prenant l’accent belge :
— Tu le connais, toi, le fameux général von Gressen, le directeur de la police allemande ?
Il me dit :
— Oui ! Sais-tu, c’est celui qui parle à la jeune fille en rose…
La jeune fille en rose, c’est Thérèse.
Elle a mis dans le mille, la poulette ; pas si cruche qu’elle en a l’air !
Pas si cruche qu’elle…
Bonté divine ! Comme un amnésique recouvre la mémoire à la suite d’une commotion, moi je recouvre ma jugeote. C’est un éblouissement, je comprends tout ! TOUT !..
Ma moelle épinière se transforme en gelée de groseille ; mon cerveau devient gros comme une noisette et, si un dégourdi me filait une olive quelque part, il serait assuré d’obtenir un litre d’huile.
Au reçu de la photo que j’ai prise à l’hôpital de La Panne, Londres a répondu qu’il s’agissait de l’espionne autrichienne Elsa Maurer. Ça n’était pas de la pauvre miss-caméra qu’ils parlaient, les services secrets, mais de l’infirmière, de cette vacherie de Thérèse qui était beaucoup plus visible que la blessée sur le document.
CHAPITRE XXII
La trouille me bourdonne dans les oreilles. Je me dis que cette fois je suis flambé comme une crêpe, et pas seulement moi, mais aussi Bourgeois, la mère Broukère, Laura et tout le reste de la bande.
Et ceci par ma faute ! J’ai commis la bêtise de manquer de pif, moi qui passe pour posséder le meilleur renifleur de France. Bon Dieu, c’était pourtant pas duraille de comprendre que la pauvre môme-caméra ne pouvait être une espionne puisqu’elle avait sacrifié sa vie pour avoir Thierry. L’espionne, c’est Thérèse, la soi-disant Thérèse… Thérèse qui s’était camouflée en innocente infirmière pour mieux surveiller, peut-être, Slaak.
Je la regarde. Elle doit affranchir à toute pompe le von Gressen. Sans aucun doute la Gestapo n’a pas été dupe des bulletins de levée d’écrou signés par Thierry ; au lieu d’enchrister Bourgeois, ils ont jugé plus habile de nous foutre Thérèse dans les bras pour tous nous coiffer.
Oui, elle alerte von Gressen ! Celui-ci regarde autour de lui d’un air inquiet. Il me cherche.
Si je n’agis pas immédiatement, tout est foutu.
Je contourne des groupes et, en me dissimulant de mon mieux, je m’approche par-derrière du chef de la Gestapo. Thérèse est tellement occupée à donner des détails qu’elle ne prête pas attention à moi pour le moment. Tant mieux. Ils doivent se manier le bocal pour mettre au point un moyen de nous appréhender sans casse, Bourgeois et moi.
Me voici à deux mètres du couple. Je fais mine de laisser tomber un gant. Je pose mon plateau sur un meuble et je m’accroupis derrière une bergère. D’où je suis, personne ne peut me voir, car je me trouve entre le divan et une embrasure de croisée. Je tire le 9 mm de sous mon aisselle. D’un pouce expérimenté, je repousse le cran de sûreté.
Je m’agenouille, replie mon bras gauche de façon à former support, car je tiens à ne pas rater l’Allemand. Il ne s’agit pas d’accomplir un numéro à la Buffalo Bill, après avoir travaillé cette gâchette extra-sensible, je n’irai pas au milieu de la piste pour saluer l’honorable public et recueillir ses applaudissements. Non, je n’aurai pas le temps de faire ouf que je serai criblé de tant de balles qu’on verra le jour à travers ma carcasse comme à travers un filet de pêche. Il s’agit de mettre dans la cible car, selon toute vraisemblance, ce coup de feu sera le dernier que je tirerai.
Je ferme un œil, j’élève le canon du feu et, quand la croix de fer épinglée sur la poitrine de von Truquemuche — lequel vient de se tourner de mon côté — est dans ma ligne de mire, je presse la gâchette.
Ça ne se passe pas du tout comme je l’avais escompté. Souvenez-vous une fois pour toutes, bande de décapsulés, que l’instant ne correspond jamais à l’idée qu’on s’en faisait. Au lieu de la brusque pagaïe que je prévoyais, tout continue à être normal pendant un moment. La musique y allait d’un tel courage, les bruits de conversations, de piétinements, de verrerie entrechoquée étaient si forts, que la détonation est passée inaperçue des invités, à l’exception de von Gressen, qui s’affale avec son bout de plomb dans le cœur, et de Thérèse qui a tout compris et se met à hurler…
Ses cris me servent admirablement, car un essaim se forme contre le couple.
Je voudrais régler son compte, à l’espionne : elle en sait trop long maintenant, mais il n’y a pas moyen de l’atteindre à travers les deux cents gougnafiers qui s’écrasent autour du corps de von Gressen.
Je m’éclipse avec une déconcertante facilité.
Dans le vestibule, je trouve Bourgeois.
— Allez ! dis-je brièvement.
— C’est fait ?
— Oui.
— Démerdons-nous !
Pour la première fois il vient, dans son enthousiasme, de prononcer une parole grossière. Il en est tout confus, comme si c’était le moment d’être confus !
— Où est la mitraillette ?
— Dans le placard !
— Partez !
— Et vous ? sursaute-t-il.
— Un autre compte à régler, mais il me faut l’artillerie lourde. La môme Thérèse n’est autre que la fameuse espionne identifiée par Londres sur la photo que vous avez envoyée. Il faut que je la liquide, car elle en sait trop long… Vous seriez tous perdus. Inutile que nous nous fassions massacrer tous les deux, taillez-vous, Bon Dieu !
La musique vient de s’interrompre tout net ! Des cris s’élèvent.
Alors, je demeure médusé. Bourgeois vient de bondir dans le placard ; il en ressort avec la Thompson et m’écarte d’une bourrade, en déclarant sourdement :