— À mon tour !
Il se précipite dans la grande salle.
Je vais pour lui courir aux fesses, mais je me ravise. Il veut jouer ses magnes tout seul. Il veut apporter sa carcasse à cette vacherie de guerre. Son heure vient de sonner et il l’a reconnue ; il y répond.
J’entends la grosse voix rocailleuse de la Thompson qui éclate comme un tonnerre et débite de la mort à toute allure dans la pièce voisine.
Puis d’autres coups de feu lui répondent, et la Thompson se tait. C’est le moment de me défiler sur la pointe des pattes. Bourgeois vient de se faire nettoyer du bal, c’est le cas de le dire. S’il n’a pas eu Thérèse, qu’est-ce que nous allons déguster !
Je me précipite vers la sortie, l’air complètement jojo, en hurlant :
— À l’aide ! Au secours ! On se tue !
Je fais des signes désespérés aux factionnaires.
Je gueule :
— Achtung ! en leur désignant l’intérieur de l’ambassade.
Comme un seul homme, ils s’engouffrent dans les bâtiments.
La voie est libre, provisoirement. Quel dommage que ce pauvre Bourgeois se soit fait mettre en l’air. Ça c’était un brave type, la crème des hommes, l’empereur des bons zigues. Je ne suis pas une fillette, mais je sens quelque chose de mouillé sur ma joue en pensant à cet homme de bien, il était fait pour être un bon petit commerçant pépère qui tape la belote en buvant des demis de gueuze avec son percepteur et le bourgmestre. Mais cette putain de guerre en a fait un héros à la noix, bien saignant, bien mort, auquel on cloquera une médaille à titre posthume, plus tard, et que tout le monde oubliera.
Je pense à tout ça en me dirigeant vers la voiture.
Je ne cours pas, je marche vite. Ce n’est pas le moment de se faire interpeller par un factionnaire.
Pourvu que ces cagnes de l’ambassade ne téléphonent pas aux services de police afin de faire établir des barrages. Il me faut un peu de temps pour ramasser Laura et la grosse femme. Où les emmènerai-je ? That is the question ! L’avenir a une drôle de couleur.
En apercevant la carriole je presse le pas. J’ouvre la portière et je vais pour me glisser sous le volant lorsqu’une voix dit :
— Les mains levées !
Une ombre se dresse de l’autre côté de l’auto.
Je l’identifie sans hésiter :
— La môme Thérèse !
— Soi-même ! fait-elle.
— Bourgeois t’a ratée, ordure ?
— C’est un manche ! Quand je l’ai vu entrer je suis partie par la sorte principale.
Elle contourne l’automobile par-devant et me dit :
— Tourne le dos !
J’obéis.
Elle passe sa main libre dans ma poche et y pêche mon 9 mm.
— Maintenant, monte dans l’auto.
— Tu ne m’assaisonnes pas tout de suite ?
— Non. J’ai un programme beaucoup plus réjouissant, mon joli.
Nous nous installons dans la voiture.
— Tu m’as eue, fait-elle, presque admirative. Je croyais pourtant que tu marchais.
— J’ai marché, dis-je, sincèrement, mais au dernier moment, en te voyant discuter avec von Gressen j’ai tout pigé.
— Tiens ! Et pourquoi donc ?
— Parce que tu es allée droit à lui en entrant, crétine !
Il y a un bref silence.
Je demande :
— Où allons-nous ?
— Où veux-tu que nous allions, sinon à la Gestapo ? Je te répète que j’ai un joli programme en perspective.
— Et si je refuse de conduire ?
— Tu ne refuseras pas ça.
— Admettons…
Elle lève son arme à la hauteur de mon nez.
— Je te fais sauter le nez. Ce serait dommage pour ton physique.
— Je comprends.
— Et, note bien, ça ne te tuerait pas.
— Tu tiens tant que cela à me conserver vivant ?
— Tu n’as pas idée de ce que j’ai besoin de ta vie. Je vais te faire payer ça, mon petit, chaque jour. Tu verras comme j’ai de l’imagination. Allez, en route !
Comme je débraie, le merveilleux intervient, comme il intervient toujours dans mes petites affaires lorsque je commence à perdre de la vitesse. Une forme sombre pareille à celle d’un chien bondit de la banquette arrière. Il ne s’agit pas d’un clébard mais de Laura. Celle-ci a empoigné le bras de Thérèse-Elsa Maurer et le tient renversé.
— Arrache-lui vite son revolver ! me crie-t-elle.
Je lui obéis. J’en profite également pour récupérer le mien. Sans attendre une nouvelle invitation de Laura, je file un coup de crosse sur la tête de l’espionne, presque aussi monumental que celui attribué gratuitement au maître d’hôtel italien, tout à l’heure.
Puis je démarre sans perdre une seconde de plus.
Grâce au ciel, ça tourne du bon côté. Nous pouvons retourner chez la maman Broukère. Sa planque est toujours valable.
— Comment se fait-il ? demandé-je.
Laura a un petit rire lointain.
— La jalousie, fait-elle, tu vois, ça a du bon parfois. Elle ne me disait rien cette fille, San-Antonio, je lui trouvais l’air gourde. Beaucoup trop gourde pour être vrai. Ça m’a fichu en rogne que tu l’emmènes, elle, en expédition. Malgré les adjurations de Mme Broukère, je suis venue. J’ai repéré l’auto, et je me suis assise en vous attendant.
— T’es la souris la plus monumentale que j’aie jamais rencontrée, Laura. Si j’étais ministre de quelque chose je te ferais balancer toutes les décorations existantes et j’en ferais instituer de nouvelles à ton intention.
CHAPITRE XXIII
— Alors ? questionne la maman Broukère.
Elle nous regarde pénétrer dans sa taverne. Notre silence lui donne à penser. Ce qu’elle ne semble pas entraver parfaitement, c’est pourquoi je tiens un pétard dans le dos de Thérèse.
— Ça n’a pas marché ? insiste-t-elle.
— Mission remplie, je dis. C’est la formule !
— Vous l’avez mouché, le von Gressen ?
— Bien comme il faut. Il doit être en train de s’expliquer avec saint Pierre, au sujet de son ordre de route pour l’enfer.
— Et… et Bourgeois ?
Nous baissons la tête comme font les personnages accablés au théâtre.
— Mon Dieu, soupire-t-elle.
Son gros visage mafflu se crispe. Il devient gris cendre. Une buée brille dans ses yeux.
— Un si brave homme !
— C’est la guerre, mame Broubrou… Il était patriote, Bourgeois, et ça lui a dit de faire cadeau de sa peau à la Belgique.
« Mais ça n’est pas tout, nous avons des dispositions à prendre pour éviter la grande casse. Allez me chercher une corde solide, nous allons saucissonner cette garce.
— Qu’est-ce qu’elle a fait ?
— Son boulot : c’est une espionne.
— Pas possible !
— Heureusement que je l’ai compris à temps, sans quoi vous ne m’auriez pas revu non plus.
Je regarde tendrement Laura qui vient de se laisser choir sur un siège.
— Et heureusement aussi que ma petite Laura était là. Elle a un sacré cran, cette gosse.
Brièvement je la mets au courant des chapitres précédents. Elle pousse des « Oïe ! » et des « Gotfordom ! ».
Je ligote sérieusement Thérèse-Elsa sur une chaise, suivant ma bonne habitude.
— Attendez-moi un instant, dis-je. Je vais aller semer l’auto.
— Ça n’est pas prudent ! s’écrie Laura. Je ne veux plus que tu sortes ! Le travail est terminé, maintenant il va falloir penser à nous, rien qu’à nous !
— Ce qui ne serait pas prudent ce serait de conserver ce véhicule dans les parages. N’oublie pas que c’est celui de Bourgeois, or Bourgeois doit déjà être identifié…