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Nouvelle question : Qui est cet homme ?

Mon petit doigt me dit que ce pourrait bien être le salaud qui a dessoudé Slaak.

Mettons que la môme X… ait flairé du vilain dans le bar. Elle a un appareil photo et s’embusque sous la porte cochère, en face. Elle attend la sortie de l’homme. Seulement les gonzesses n’ont pas de réflexes, la chose est connue ! Le temps de viser et l’homme a déjà accompli les deux pas qui le mettent derrière le poteau. Si bien qu’on aperçoit tout juste une des jambes et une très faible partie de son pardessus.

Ça paraît se tenir d’aplomb comme raisonnement, vous ne croyez pas ?

Je pousse un soupir qui fait concurrence au vent du large et je me dis que l’heure de la trêve a sonné et que le parti le plus sage à suivre est d’aller consommer un beefsteak de cheval ou une moule aux frites dans un restaurant sympathique.

J’exécute ce programme sans plus tarder.

Il y a, dans la Grande-Rue, un restaurant peint en jaune citron, qui me séduit. Il est plein d’officiers allemands, mais je m’en balance ; au contraire, on est souvent plus en sécurité dans une boîte fréquentée par des Chleuhs…

En tout cas on y mange mieux qu’ailleurs, car ces mecs-là, croyez-moi, ils aiment se balancer de la boustifaille dans le garde-manger.

Je m’installe à une petite table d’angle et je fais mon menu. C’est d’une fourchette gaillarde que j’attaque mes œufs frits sur de la viande hachée. Ma course dans les dunes, mes découvertes sensationnelles et mes balades dans le vent ont creusé dans mon estomac un trou plus vaste qu’une carrière de marbre et qui me paraît difficile à combler.

Je commande du vin. Ici, la bouteille de pommard coûte une fortune mais je m’en fous, c’est Sa Gracieuse Majesté britannique qui régale. Je mets ma conscience à jour en torchant le premier glass à sa santé. Le deuxième, je le bois à celle de ma brave mère qui doit beaucoup se tracasser pour son fils bien-aimé, dans notre pavillon de Saint-Cloud. Ceux qui suivent, je les consomme à ma santé à moi.

Au bout d’un moment de ce régime, je sens un tendre apaisement dans mon armature et je me décide à bigler le paysage.

Tous ces vert-de-gris qui galimafrent me font mal aux seins.

Ça parle teuton dans la cabane et c’est une langue qui me fatigue le tympan. Je cherche un visage reposant dans l’assistance et je finis par en découvrir un. C’est celui d’une jeune personne qui mange à l’autre extrémité de la salle.

Je la regarde, elle me regarde et, brusquement, je comprends qu’il s’agit de la souris qui a glissé l’appareil photographique dans ma poche tout à l’heure.

Mon premier réflexe est de me lever et d’aller lui demander des explications. Mais elle a dû percer mes intentions car, discrètement, elle me fait un signe. Est-ce bien un signe d’intelligence et, si oui, signifie-t-il bien, comme je le suppose : Ne bougez pas, nous ne nous connaissons pas.

Oui, pas d’erreur possible. Tout son être crie : Attention ! danger !

Je me penche sur mon assiette et j’attaque ma portion de moules aux frites que le serveur vient de déposer devant moi.

Du danger ! Il y en a dans l’air de ce restaurant comme dehors il y a du sable dans le vent. Ça le pue à plein nez ! Je m’y connais car voilà une odeur qui m’est familière.

Du coin de l’œil, par-dessus ma bouteille — ma seconde — je renouche la môme-caméra. Elle est tellement jolie que les tramways doivent s’arrêter pour lui laisser traverser la rue.

Elle est brune, mais avec des reflets roux. Sa peau est mate, avec, me semble-t-il, quelques taches de rousseur autour du nez qui lui confèrent une sorte de charme désuet. Elle a de beaux yeux gris et une bouche qui semble avoir été dessinée au pinceau par un artiste chinois. Bref, c’est exactement le genre de poupée qu’un type de mon calibre aime à trouver dans ses godasses le matin de Noël. Si ça n’était pas la guerre, j’en risquerais l’abordage et j’essaierais de lui faire une conférence sur l’amour, avec projections.

Mon esprit vagabond imagine des trucs tous plus sensationnels les uns que les autres. Je me vois sur la Côte d’Azur, aux côtés de cette gamine, en train de lui roucouler des machins tellement glands qu’un veau de trois mois en pleurerait…

Mais le rêve a une consistance trop fragile. Le mien ne tient pas le coup longtemps. Surtout qu’il se produit une drôle de diversion dans le secteur. Oh pardon !

Venant de la terrasse, une salve de mitraillette retentit. La vitrine dégringole avec fracas et la môme X… pique le nez dans son assiette. Les Frisés se lèvent en gueulant comme s’ils voyaient déboucher un régiment de Tommies. C’est la confusion, la grande pagaïe, le toutim des toutims, le chabanais du diable, le grand bidule ! Des soldats chleuhs rappliquent et se mettent devant la porte. Les serveurs se cachent derrière le comptoir. Le cuistot, dans sa cuisine, a dû se planquer dans la huche à pain, mais je ne prête qu’une attention discrète à ce branle-bas de combat. Ce qui m’intéresse, c’est la pauvre môme. Elle est l’unique victime de l’agression et elle semble avoir son compte !

CHAPITRE III

Je comprends vite qu’il va y avoir du grabuge. Mais cette fois, il viendra des Allemands. Ceux-ci n’ont pas dû morfiller qu’on vienne jouer la bataille de Waterloo dans les estancos où ils consomment. Aucun des leurs n’a été tué ; n’empêche qu’ils croient dur comme fer que c’est à leur bande de pieds nickelés qu’en avait l’homme au yukulélé. Le restaurant s’emplit de gars de la feld-gendarmerie qui n’ont pas l’air de vouloir plaisanter. Avec leur plaque sur le buffet et leur grande gueule, ils sont sur les dents. Une ambulance vient chercher la môme-caméra et les sulfatés se mettent à questionner et à fouiller tous les pèlerins qui ne portent pas leur uniforme. Un vache frisson me parcourt la moelle épinière parce que, figurez-vous, j’ai un Lüger sous mon aisselle gauche et que c’est là un joujou dont il est difficile d’expliquer la provenance. Je ne peux pourtant pas raconter aux Frisés que ce pétard me sert à ramoner les cheminées !

Je le sors en loucedé et le pose sur mes genoux. Étant donné le coin retiré où se trouve ma table, je calcule que les enquêteurs s’adresseront à moi en dernier ressort. J’ai donc le temps de prendre mes précautions, à condition, toutefois, d’agir délicatement.

Je saisis mon couteau et je l’enfonce sous ma table. Ceci fait et, m’étant assuré qu’il y est solidement fixé, j’attache mon revolver après lui au moyen de ma serviette.

Ouf ! me voici paré. Je comprends pourquoi le major Parkings a tant insisté pour que je sois parachuté sans arme. Seulement San-Antonio, sans sa machine à décrasser le paysage, c’est comme un peintre sans pinceau ou une tapineuse sans paire de roberts. Il est tout juste bon à cirer les pompes au sous-sol de la gare Saint-Lazare.

Les types parviennent à moi. D’un air blasé, je leur tends mon portefeuille. Ils épluchent les paperasses. De ce côté-ci je suis paré. Je possède un tas de pièces officielles qui affirment que je suis un certain Richard Dupond, de Bruxelles, négociant. Aussi ne me font-ils pas d’histoires.

La petite cérémonie est finie. Un garçon de salle balaie le verre brisé et un autre met de la sciure sur le beau rouge sang de la pauvre môme-caméra. La becquetance reprend pour les ceuss qui ont encore faim. Moi, j’en ai marre de la boustifaille. Je demande mon addition et, subrepticement, je récupère mon feu.

J’enfile mon imperméable et quitte le restaurant tragique. Je suppose que c’est ainsi que le qualifieront les journaux, demain matin…