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Ces esprits forts sont toujours les premiers à jacter en cas de coup dur. Ils vous récitent le Bottin (Paris et départements) dès que vous froncez les sourcils.

La première chose à faire est de planquer le rouleau de pellicule que je viens d’impressionner et, la seconde, de me barrer du coin.

J’ôte le rouleau de l’appareil ; je me rends aux waters du bistrot, j’éteins l’électricité et, à tâtons, j’en coupe le début impressionné que je plie dans le papier d’étain enveloppant primitivement la pellicule. Je mets le tout dans une enveloppe et je retourne au bar.

J’écris mon nom (d’emprunt) sur l’enveloppe et, dessous, j’indique : Poste restante, Bruxelles.

Je me souviens avoir aperçu une boîte à lettres, à deux pas. En quittant le bar, je me dirige vers elle.

L’air a cette odeur indéfinissable de roussi qui me confirme dans la certitude qu’un danger rôde.

Je m’approche de la boîte postale. Parvenu à sa hauteur, je m’arrête afin d’allumer une cigarette. Je tiens mon enveloppe à la main. Au moment où je secoue l’allumette pour l’éteindre, je jette le pli dans la boîte.

Et d’une !

Maintenant, il s’agit de me tirer du secteur sur la pointe des pieds. Ostende est mon objectif numéro 1.

Comment m’y rendre ? Le dernier tramway qui assure le service, en suivant le littoral, est-il parti ?

À ce moment-là, comme pour répondre à ma question, un taxi en maraude débouche sur l’avenue.

Je lui fais signe, sans trop espérer qu’il s’arrêtera, mais il faut croire que je suis en veine car il freine.

Je me précipite.

— Ostende, dis-je, c’est possible ? Je paierai ce qu’il faut.

— Montez ! répond l’homme.

Je grimpe dans le tombereau du chauffard. Juste comme je m’affale sur la banquette, avec une légèreté de veau marin, l’autre portière s’ouvre et un grand type grimpe dans la bagnole.

— Vous voyez bien que cette voiture n’est pas libre ! je lui beugle.

Il se marre comme un melon entamé.

Je m’aperçois alors qu’il tient un pétard à canon court à la main et que ledit canon me regarde droit entre les deux yeux.

Ça me fait salement loucher ! La gueule de ce feu me semble aussi large qu’une entrée de métro. Certes, ça n’est pas la première fois qu’un loustic m’adresse la parole en tenant un ustensile de ce genre, néanmoins je tique.

— Qu’est-ce que cela signifie ?

Sans répondre, le mec ferme la porte du taxi. Le chauffeur qui — je le comprends — est un complice, démarre sans s’inquiéter de rien.

— Bien joué, je fais…

L’autre a un rire méchant.

— Monsieur est un connaisseur.

— C’est à mon pognon que tu en as ?

— T’occupe pas.

— Vous êtes Français ?

— J’ai été garçon de café à Paris pendant vingt ans.

Je le regarde ; ce type est Allemand, il a une bouille qui ne tromperait personne, pas même un gendarme.

— Monsieur préparait la revanche en servant des Picon-grenadine, hein ?

— Ferme ça !

— Pourtant…

Il se fâche :

— La ferme ! je te dis. Ou bien faut-il que je te fasse manger tes dents ?

Je ne parle pas les langues étrangères, mais s’il y a un dialecte que j’entrave illico, c’est bien celui-ci.

— Très bien, fais-je en m’accagnardant dans mon coin.

Le grand délabré a un ricanement très réussi. Ce gars-là pourrait se faire embaucher par n’importe quel producteur de cinéma. Comme bille de buteur, on n’a rien fait de mieux depuis Paul Muni.

Il est grand, blond et son visage présente la forme d’un coupe-papier.

Nos regards se croisent et ça me fait le même effet que si j’empoignais un fil électrique dénudé.

C’est exactement le genre de monsieur qui vous nouerait l’intestin autour du cou avec le gésier comme pendentif, sans cesser de se faire polir les ongles des pieds.

Le taxi fonce dans la nuit. Les pneus ronronnent sur la route. Nous quittons l’agglomération et je n’aperçois plus que des cottages espacés.

Sur la gauche, la mer du Nord fait entendre sa grosse voix boudeuse. L’horizon est vide, le ciel est vide. Je me sens abandonné.

J’aurais mieux fait de rester en Angleterre et de filer le parfait amour dans un petit bled discret d’Écosse.

Le taxi tourne à angle droit pour s’engager sur une petite route sinuant entre les dunes. Un virage encore et nous franchissons le portail d’une grande propriété.

Le chauffeur stoppe devant un important perron. Il descend de son siège pour venir nous ouvrir.

— Monsieur le baron est arrivé, dit Paul Muni en appuyant plus durement son pétard entre mes côtes.

Je le regarde de manière à lui faire muettement comprendre que si M. le baron n’avait pas un quarante-cinq dans les côtelettes, il lui montrerait ce que c’est qu’un parpaing à la pointe du menton.

Toujours poussé par le canon du feu, je m’avance vers le perron et je le gravis.

CHAPITRE V

Comme nous parvenons en haut des marches, la porte s’ouvre. Un grand gaillard se découpe dans l’encadrement.

Il dit quelque chose en allemand et mon cicérone lui répond, brièvement, sur le mode affirmatif.

Le grand gaillard doit avoir King-Kong comme bisaïeul. On obtiendrait une douzaine de brosses à chiendent très convenable en utilisant les poils de ses sourcils. Ses joues sont bleues car il n’a pas dû se raser depuis la guerre des Boers. Par contre, il possède autant de cheveux qu’une borne lumineuse. Ses yeux évoquent une tête de veau prête à consommer. Il les pose sur ma gracieuse personne et ce spectacle ne l’émeut pas plus que la vue d’un fer à friser d’occasion.

Je lui souris cordialement, en disant :

— Oh ! m’sieur Bozembo, comment allez-vous ?

Il passe sur ses babines une langue grosse comme une escalope et me dit dans un mauvais français :

— Un dégourdi, hein ? Je n’aime pas les dégourdis, amenez-le au salon, Arthur.

Nous voici dans l’intimité. Le salon est cossu, comme tous les salons belges. Les Belges sont des gars qui savent vivre, la preuve c’est qu’ils ont tous des bagnoles grandes comme le Normandie et qu’ils achètent les deux tiers de notre production de bourgogne. Les Allemands qui viennent de me kidnapper ont dû s’installer là-dedans, comme des coucous dans un nid vide, après avoir exécuté de la pyrogravure dans la viande des propriétaires.

Au milieu du salon, trône un superbe harmonium et, derrière cet harmonium, il y a une lopette à face de dégénéré qui joue un cantique.

— Si c’est pour les vêpres que vous m’avez amené ici, c’était pas la peine d’user de l’essence ; j’aurais pu aller à l’église du pays…

Le gorille fronce ses sourcils en ramasse-miettes. Il déclare, soudain :

— J’ai vu cet homme quelque part !

Je lui affirme que, moi aussi je l’ai déjà vu, et que je me souviens que c’était au zoo de Vincennes, même que je lui avais lancé des cacahuètes.

Il hausse les épaules.

— Quel est votre nom ?

— Christophe Colomb !

Arthur me met un ramponneau derrière le dôme. Si je n’avais pas un bocal en nickel-chrome j’éternuerais ma cervelle. Néanmoins, je fais quelques pas en titubant et je me laisse choir dans un fauteuil providentiel.

Le nave de l’harmonium est toujours en train de dévider son cantique. Il s’escrime sur les pédales, comme s’il s’entraînait pour Bordeaux-Paris.