Je passai devant elle en baissant la tête. Elle posa sa bougie sur la cheminée, puis croisant ses bras sur sa puissante poitrine que couvrait mal une fine camisole blanche :
« Ah ça, Monsieur Kervelen, vous prenez donc ma maison pour une maison publique ! »
Je n’étais pas fier. Je murmurai : « Mais non, Madame Kergaran. Il ne faut pas vous fâcher, voyons, vous savez bien ce que c’est qu’un jeune homme. »
Elle répondit : « Je sais que je ne veux pas de créatures chez moi, entendez-vous. Je sais que je ferai respecter mon toit, et la réputation de ma maison, entendez-vous ? Je sais… »
Elle parla pendant vingt minutes au moins, accumulant les raisons sur les indignations, m’accablant sous l’honorabilité de sa maison, me lardant de reproches mordants.
Moi (l’homme est un singulier animal), au lieu de l’écouter, je la regardais. Je n’entendais plus un mot, mais plus un mot. Elle avait une poitrine superbe, la gaillarde, ferme, blanche et grasse, un peu grosse peut-être, mais tentante à faire passer des frissons dans le dos. Je ne me serais jamais douté vraiment qu’il y eût de pareilles choses sous la robe de laine de la patronne. Elle semblait rajeunie de dix ans, en déshabillé. Et voilà que je me sentais tout drôle, tout… Comment dirai-je ?… tout remué. Je retrouvais brusquement devant elle ma situation… interrompue un quart d’heure plus tôt dans ma chambre.
Et, derrière elle, là-bas, dans l’alcôve, je regardais son lit. Il était entr’ouvert, écrasé, montrant, par le trou creusé dans les draps la pesée du corps qui s’était couché là. Et je pensais qu’il devait faire très bon et très chaud là dedans, plus chaud que dans un autre lit. Pourquoi plus chaud ? Je n’en sais rien, sans doute à cause de l’opulence des chairs qui s’y étaient reposées.
Quoi de plus troublant et de plus charmant qu’un lit défait ? Celui-là me grisait, de loin, me faisait courir des frémissements sur la peau.
Elle parlait toujours, mais doucement maintenant, elle parlait en amie rude et bienveillante qui ne demande plus qu’à pardonner.
Je balbutiai : « Voyons… voyons… Madame Kergaran… voyons… » Et comme elle s’était tue pour attendre ma réponse, je la saisis dans mes deux bras et je me mis à l’embrasser, mais à l’embrasser comme un affamé, comme un homme qui attend ça depuis longtemps.
Elle se débattait, tournait la tête, sans se fâcher trop fort, répétant machinalement selon son habitude : « Oh ! la canaille… la canaille… la ca… »
Elle ne put pas achever le mot, je l’avais enlevée d’un effort, et je l’emportais, serrée contre moi. On est rudement vigoureux, allez, en certains moments !
Je rencontrai le bord du lit, et je tombai dessus sans la lâcher…
Il y faisait en effet fort bon et fort chaud dans son lit.
Une heure plus tard, la bougie s’étant éteinte, la patronne se leva pour allumer l’autre. Et comme elle revenait se glisser à mon côté, enfonçant sous les draps sa jambe ronde et forte, elle prononça d’une voix câline, satisfaite, reconnaissante peut-être : « Oh !… la canaille !… la canaille !… »
1er avril 1884
Le petit fût
À Adolphe Tavernier
Maître Chicot, l’aubergiste d’Épreville, arrêta son tilbury devant la ferme de la mère Magloire. C’était un grand gaillard de quarante ans, rouge et ventru, et qui passait pour malicieux.
Il attacha son cheval au poteau de la barrière, puis il pénétra dans la cour. Il possédait un bien attenant aux terres de la vieille, qu’il convoitait depuis longtemps. Vingt fois il avait essayé de les acheter, mais la mère Magloire s’y refusait avec obstination.
« J’y sieus née, j’y mourrai, » disait-elle.
Il la trouva épluchant des pommes de terre devant sa porte. Âgée de soixante-douze ans, elle était sèche, ridée, courbée, mais infatigable comme une jeune fille. Chicot lui tapa dans le dos avec amitié, puis s’assit près d’elle sur un escabeau.
« Eh bien ! la mère, et c’te santé, toujours bonne ?
— Pas trop mal, et vous, maît’ Prosper ?
— Eh ! eh ! quéques douleurs ; sans ça, ce s’rait à satisfaction.
— Allons, tant mieux ! »
Et elle ne dit plus rien. Chicot la regardait accomplir sa besogne. Ses doigts crochus, noués, durs comme des pattes de crabe, saisissaient à la façon de pinces les tubercules grisâtres dans une manne, et vivement elle les faisait tourner, enlevant de longues bandes de peau sous la lame d’un vieux couteau qu’elle tenait de l’autre main. Et, quand la pomme de terre était devenue toute jaune, elle la jetait dans un seau d’eau. Trois poules hardies s’en venaient l’une après l’autre jusque dans ses jupes ramasser les épluchures, puis se sauvaient à toutes pattes, portant au bec leur butin.
Chicot semblait gêné, hésitant, anxieux, avec quelque chose sur la langue qui ne voulait pas sortir. À la fin, il se décida :
« Dites donc, mère Magloire…
— Qué qu’i a pour votre service ?
— C’te ferme, vous n’ voulez toujours point m’ la vendre ?
— Pour ça non. N’y comptez point. C’est dit, c’est dit, n’y r’venez pas.
— C’est qu’ j’ai trouvé un arrangement qui f’rait notre affaire à tous les deux.
— Qué qu’ c’est ?
— Le v’là. Vous m’ la vendez, et pi vous la gardez tout d’ même. Vous n’y êtes point ? Suivez ma raison. »
La vieille cessa d’éplucher ses légumes et fixa sur l’aubergiste ses yeux vifs sous leurs paupières fripées.
Il reprit :
« Je m’explique. J’ vous donne, chaque mois, cent cinquante francs. Vous entendez bien : chaque mois j’ vous apporte ici, avec mon tilbury, trente écus de cent sous. Et pi n’y a rien de changé de plus, rien de rien ; vous restez chez vous, vous n’ vous occupez point de mé, vous n’ me d’vez rien. Vous n’ faites que prendre mon argent. Ça vous va-t-il ? »
Il la regardait d’un air joyeux, d’un air de bonne humeur.
La vieille le considérait avec méfiance, cherchant le piège. Elle demanda :
« Ça, c’est pour mé ; mais pour vous, c’te ferme, ça n’ vous la donne point ? »
Il reprit :
« N’ vous tracassez point de ça. Vous restez tant que l’ bon Dieu vous laissera vivre. Vous êtes chez vous. Seulement vous m’ferez un p’tit papier chez l’ notaire pour qu’après vous ça me revienne. Vous n’avez point d’éfants, rien qu’ des neveux que vous n’y tenez guère. Ça vous va-t-il ? Vous gardez votre bien votre vie durant, et j’ vous donne trente écus de cent sous par mois. C’est tout gain pour vous. »
La vieille demeurait surprise, inquiète, mais tentée. Elle répliqua :
« Je n’ dis point non. Seulement, j’ veux m’ faire une raison là-dessus. Rev’nez causer d’ ça dans l’ courant d’ l’autre semaine. J’ vous f’rai une réponse d’ mon idée. »
Et maître Chicot s’en alla, content comme un roi qui vient de conquérir un empire.
La mère Magloire demeura songeuse. Elle ne dormit pas la nuit suivante. Pendant quatre jours, elle eut une fièvre d’hésitation. Elle flairait bien quelque chose de mauvais pour elle là-dedans, mais la pensée des trente écus par mois, de ce bel argent sonnant qui s’en viendrait couler dans son tablier, qui lui tomberait comme ça du ciel, sans rien faire, la ravageait de désir.