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J’entrai. Mon feu brûlait encore et éclairait même un peu l’appartement. Je pris une bougie pour aller l’allumer au foyer, lorsque, en jetant les yeux devant moi, j’aperçus quelqu’un assis dans mon fauteuil, et qui se chauffait les pieds en me tournant le dos.

Je n’eus pas peur, oh ! non, pas le moins du monde. Une supposition très vraisemblable me traversa l’esprit ; celle qu’un de mes amis était venu pour me voir. La concierge, prévenue par moi à ma sortie, avait dit que j’allais rentrer, avait prêté sa clef. Et toutes les circonstances de mon retour, en une seconde me revinrent à la pensée : le cordon tiré tout de suite, ma porte seulement poussée.

Mon ami, dont je ne voyais que les cheveux, s’était endormi devant mon feu en m’attendant, et je m’avançai pour le réveiller. Je le voyais parfaitement, un de ses bras pendant à droite ; ses pieds étaient croisés l’un sur l’autre ; sa tête, penchée un peu sur le côté gauche du fauteuil, indiquait bien le sommeil. Je me demandais : Qui est-ce ? On y voyait peu d’ailleurs dans la pièce. J’avançai la main pour lui toucher l’épaule !…

Je rencontrai le bois du siège ! Il n’y avait plus personne. Le fauteuil était vide !

Quel sursaut, miséricorde !

Je reculai d’abord comme si un danger terrible eût apparu devant moi.

Puis je me retournai, sentant quelqu’un derrière mon dos ; puis, aussitôt un impérieux besoin de revoir le fauteuil me fit pivoter encore une fois. Et je demeurai debout, haletant d’épouvante, tellement éperdu que je n’avais plus une pensée, prêt à tomber.

Mais je suis un homme de sang-froid, et tout de suite la raison me revint. Je songeai : « Je viens d’avoir une hallucination, voilà tout. » Et je réfléchis immédiatement sur ce phénomène. La pensée va vite dans ces moments-là.

J’avais eu une hallucination – c’était là un fait incontestable. Or mon esprit était demeuré tout le temps lucide, fonctionnant régulièrement et logiquement. Il n’y avait donc aucun trouble du côté du cerveau. Les yeux seuls s’étaient trompés, avaient trompé ma pensée. Les yeux avaient eu une vision, une de ces visions qui font croire aux miracles les gens naïfs. C’était là un accident nerveux de l’appareil optique, rien de plus, un peu de congestion peut-être.

Et j’allumai ma bougie. Je m’aperçus, en me baissant vers le feu, que je tremblais, et je me relevai d’une secousse, comme si on m’eût touché par derrière.

Je n’étais point tranquille assurément.

Je fis quelques pas ; je parlai haut. Je chantai à mi-voix quelques refrains.

Puis je fermai la porte de ma chambre à double tour, et je me sentis un peu rassuré. Personne ne pouvait entrer, au moins.

Je m’assis encore et je réfléchis longtemps à mon aventure ; puis je me couchai, et je soufflai ma lumière.

Pendant quelques minutes, tout alla bien. Je restais sur le dos, assez paisiblement. Puis le besoin me vint de regarder dans ma chambre, et je me mis sur le côté.

Mon feu n’avait plus que deux ou trois tisons rouges qui éclairaient juste les pieds du fauteuil, et je crus revoir l’homme assis dessus.

J’enflammai une allumette d’un mouvement rapide. Je m’étais trompé, je ne voyais plus rien.

Je me levai, cependant, et j’allai cacher le fauteuil derrière mon lit.

Puis je refis l’obscurité et je tâchai de m’endormir. Je n’avais pas perdu connaissance depuis plus de cinq minutes, quand j’aperçus, en songe, et nettement comme dans la réalité, toute la scène de la soirée. Je me réveillai éperdument, et, ayant éclairé mon logis, je demeurai assis dans mon lit, sans oser même essayer de redormir.

Deux fois, cependant, le sommeil m’envahit, malgré moi, pendant quelques secondes. Deux fois je revis la chose. Je me croyais devenu fou.

Quand le jour parut, je me sentis guéri et je sommeillai paisiblement jusqu’à midi.

C’était fini, bien fini. J’avais eu la fièvre, le cauchemar, que sais-je ? J’avais été malade, enfin. Je me trouvai néanmoins fort bête.

Je fus très gai ce jour-là. Je dînai au cabaret ; j’allai voir le spectacle, puis je me mis en chemin pour rentrer. Mais voilà qu’en approchant de ma maison une inquiétude étrange me saisit. J’avais peur de le revoir, lui. Non pas peur de lui, non pas peur de sa présence, à laquelle je ne croyais point, mais j’avais peur d’un trouble nouveau de mes yeux, peur de l’hallucination, peur de l’épouvante qui me saisirait.

Pendant plus d’une heure, j’errai de long en large sur le trottoir ; puis je me trouvai trop imbécile à la fin et j’entrai. Je haletais tellement que je ne pouvais plus monter mon escalier. Je restai encore plus de dix minutes devant mon logement sur le palier, puis, brusquement, j’eus un élan de courage, un roidissement de volonté. J’enfonçai ma clef ; je me précipitai en avant une bougie à la main, je poussai d’un coup de pied la porte entrebâillée de ma chambre, et je jetai un regard effaré vers la cheminée. Je ne vis rien.

« Ah !… »

Quel soulagement ! Quelle joie ! Quelle délivrance ! J’allais et je venais d’un air gaillard. Mais je ne me sentais pas rassuré ; je me retournais par sursauts ; l’ombre des coins m’inquiétait.

Je dormis mal, réveillé sans cesse par des bruits imaginaires. Mais je ne le vis pas. Non. C’était fini !

Depuis ce jour-là j’ai peur tout seul, la nuit. Je la sens là, près de moi, autour de moi, la vision. Elle ne m’est point apparue de nouveau. Oh non ! Et qu’importe, d’ailleurs, puisque je n’y crois pas, puisque je sais que ce n’est rien !

Elle me gêne cependant parce que j’y pense sans cesse. – Une main pendait du côté droit, sa tête était penchée du côté gauche comme celle d’un homme qui dort… Allons, assez, nom de Dieu ! je n’y veux plus songer !

Qu’est-ce que cette obsession, pourtant ? Pourquoi cette persistance ? Ses pieds étaient tout près du feu !

Il me hante, c’est fou, mais c’est ainsi. Qui, Il ? Je sais bien qu’il n’existe pas, que ce n’est rien ! Il n’existe que dans mon appréhension, que dans ma crainte, que dans mon angoisse ! Allons, assez !…

Oui, mais j’ai beau me raisonner, me roidir, je ne peux plus rester seul chez moi, parce qu’il y est. Je ne le verrai plus, je le sais, il ne se montrera plus, c’est fini cela. Mais il y est tout de même, dans ma pensée. Il demeure invisible, cela n’empêche qu’il y soit. Il est derrière les portes, dans l’armoire fermée, sous le lit, dans tous les coins obscurs, dans toutes les ombres. Si je tourne la porte, si j’ouvre l’armoire, si je baisse ma lumière sous le lit, si j’éclaire les coins, les ombres, il n’y est plus ; mais alors je le sens derrière moi. Je me retourne, certain cependant que je ne le verrai pas, que je ne le verrai plus. Il n’en est pas moins derrière moi, encore.

C’est stupide, mais c’est atroce. Que veux-tu ? Je n’y peux rien.

Mais si nous étions deux chez moi, je sens, oui, je sens assurément qu’il n’y serait plus ! Car il est là parce que je suis seul, uniquement parce que je suis seul !

3 juillet 1883

Mon oncle Sosthène

À Paul Ginisty

Mon oncle Sosthène était un libre penseur comme il en existe beaucoup, un libre penseur par bêtise. On est souvent religieux de la même façon. La vue d’un prêtre le jetait en des fureurs inconcevables ; il lui montrait le poing, leur faisait des cornes, et touchait du fer derrière son dos, ce qui indique déjà une croyance, la croyance au mauvais œil. Or, quand il s’agit de croyances irraisonnées, il faut les avoir toutes ou n’en pas avoir du tout. Moi qui suis aussi libre penseur, c’est-à-dire un révolté contre tous les dogmes que fit inventer la peur de la mort, je n’ai pas de colère contre les temples, qu’ils soient catholiques, apostoliques, romains, protestants, russes, grecs, bouddhistes, juifs, musulmans. Et puis, moi, j’ai une façon de les considérer et de les expliquer. Un temple, c’est un hommage à l’inconnu. Plus la pensée s’élargit, plus l’inconnu diminue, plus les temples s’écroulent. Mais, au lieu d’y mettre des encensoirs, j’y placerais des télescopes et des microscopes et des machines électriques. Voilà !