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L’enfant poussait des clameurs de poulet qu’on égorge ou de chien qu’on flagelle. La mère éplorée l’embrassait, le caressait, tâchait de le calmer, d’étouffer ses cris sous les baisers. Mais André devenait violet comme s’il allait avoir des convulsions, et il agitait ses petits pieds et ses petites mains d’une façon effrayante et navrante.

Le capitaine dit d’une voix douce : « Essayez donc de le reporter dans son berceau ; il s’apaisera peut-être. » Et Mathilde s’en alla vers l’autre chambre avec son enfant dans ses bras.

Dès qu’il fut sorti du lit de sa mère, il cria moins fort ; et dès qu’il fut rentré dans le sien, il se tut, avec quelques sanglots encore, de temps en temps.

Le reste de la nuit fut tranquille ; et le capitaine fut heureux.

La nuit suivante, il revint encore. Comme il parlait un peu fort, André se réveilla de nouveau et se mit à glapir. Sa mère bien vite l’alla chercher ; mais le capitaine pinça si bien, si durement et si longtemps que le marmot suffoqua, les yeux tournés, l’écume aux lèvres.

On le remit en son berceau. Il se calma tout aussitôt.

Au bout de quatre jours, il ne pleurait plus pour aller dans le lit maternel.

Le notaire revint le samedi soir. Il reprit sa place au foyer et dans la chambre conjugale.

Il se coucha de bonne heure, étant fatigué du voyage ; puis, dès qu’il eut bien retrouvé ses habitudes et accompli scrupuleusement tous ses devoirs d’homme honnête et méthodique, il s’étonna : « Tiens, mais André ne pleure pas, ce soir. Va donc le chercher un peu, Mathilde, ça me fait plaisir de le sentir entre nous deux. »

La femme aussitôt se leva et alla prendre l’enfant ; mais dès qu’il se vit dans ce lit où il aimait tant s’endormir quelques jours auparavant, le marmot épouvanté se tordit, et hurla si furieusement qu’il fallut le reporter en son berceau.

Maître Moreau n’en revenait pas : « Quelle drôle de chose ? Qu’est-ce qu’il a ce soir ? Peut-être qu’il a sommeil ? »

Sa femme répondit : « Il a été toujours comme ça pendant ton absence. Je n’ai pas pu le prendre une seule fois. »

Au matin, l’enfant réveillé se mit à jouer et à rire en remuant ses menottes.

Le notaire attendri accourut, embrassa son produit, puis l’enleva dans ses bras pour le rapporter dans la couche conjugale. André riait, du rire ébauché des petits êtres dont la pensée est vague encore. Tout à coup il aperçut le lit, sa mère dedans ; et sa petite figure heureuse se plissa, décomposée, tandis que des cris furieux sortaient de sa gorge et qu’il se débattait comme si on l’eût martyrisé.

Le père, étonné, murmura : « Il a quelque chose, cet enfant », et d’un mouvement naturel il releva sa chemise.

Il poussa un « ah ! » de stupeur. Les mollets, les cuisses, les reins, tout le derrière du petit étaient marbrés de taches bleues, grandes comme des sous.

Maître Moreau cria : « Mathilde, regarde, c’est affreux ». La mère, éperdue, se précipita. Le milieu de chacune des taches semblait traversé d’une ligne violette où le sang était venu mourir. C’était là, certes, quelque maladie effroyable et bizarre, le commencement d’une sorte de lèpre, d’une de ces affections étranges où la peau devient tantôt pustuleuse comme le dos des crapauds, tantôt écailleuse comme celui des crocodiles.

Les parents éperdus se regardaient. Maître Moreau s’écria : « Il faut aller chercher le médecin. »

Mais Mathilde, plus pâle qu’une morte, contemplait fixement son fils aussi tacheté qu’un léopard. Et, soudain, poussant un cri, un cri violent, irréfléchi, comme si elle eût aperçu quelqu’un qui l’emplissait d’horreur, elle jeta : « Oh ! le misérable !… »

M. Moreau, surpris, demanda : « Hein ? De qui parles-tu ? Quel misérable ? »

Elle devint rouge jusqu’aux cheveux et balbutia : « Rien… c’est… vois-tu… je devine… c’est… il ne faut pas aller chercher le médecin… c’est assurément cette misérable nourrice qui pince le petit pour le faire taire quand il crie. »

Le notaire, exaspéré, alla quérir la nourrice et faillit la battre. Elle nia avec effronterie, mais fut chassée.

Et sa conduite, signalée à la municipalité, l’empêcha de trouver d’autres places.

24 juillet 1883

Le pain maudit

À Henry Brainne

I

Le père Taille avait trois filles. Anna, l’aînée, dont on ne parlait guère dans la famille, Rose, la cadette, âgée maintenant de dix-huit ans, et Claire, la dernière, encore gosse, qui venait de prendre son quinzième printemps.

Le père Taille, veuf aujourd’hui, était maître mécanicien dans la fabrique de boutons de M. Lebrument. C’était un brave homme, très considéré, très droit, très sobre, une sorte d’ouvrier modèle. Il habitait rue d’Angoulême, au Havre.

Quand Anna avait pris la clef des champs, comme on dit, le vieux était entré dans une colère épouvantable ; il avait menacé de tuer le séducteur, un blanc-bec, un chef de rayon d’un grand magasin de nouveautés de la ville. Puis, on lui avait dit de divers côtés que la petite se rangeait, qu’elle mettait de l’argent sur l’État, qu’elle ne courait pas, liée maintenant avec un homme d’âge, un juge au tribunal de commerce, M. Dubois ; et le père s’était calmé.

Il s’inquiétait même de ce qu’elle faisait, demandait des renseignements sur sa maison à ses anciennes camarades qui avaient été la revoir ; et quand on lui affirmait qu’elle était dans ses meubles et qu’elle avait un tas de vases de couleur sur ses cheminées, des tableaux peints sur les murs, des pendules dorées et des tapis partout, un petit sourire content lui glissait sur les lèvres. Depuis trente ans il travaillait, lui, pour amasser cinq ou six pauvres mille francs ! La fillette n’était pas bête après tout !

Or, voilà qu’un matin, le fils Touchard, dont le père était tonnelier au bout de la rue, vint lui demander la main de Rose, la seconde. Le cœur du vieux se mit à battre. Les Touchard étaient riches et bien posés ; il avait décidément de la chance dans ses filles.

La noce fut décidée, et on résolut qu’on la ferait d’importance. Elle aurait lieu à Sainte-Adresse, au restaurant de la mère Jusa. Cela coûterait bon, par exemple, ma foi tant pis, une fois n’était pas coutume.

Mais un matin, comme le vieux était rentré au logis pour déjeuner, au moment où il se mettait à table avec ses deux filles, la porte s’ouvrit brusquement et Anna parut. Elle avait une toilette brillante, et des bagues, et un chapeau à plume. Elle était gentille comme un cœur avec tout ça. Elle sauta au cou du père qui n’eut pas le temps de dire « ouf », puis elle tomba en pleurant dans les bras de ses deux sœurs, puis elle s’assit en s’essuyant les yeux et demanda une assiette pour manger la soupe avec la famille. Cette fois, le père Taille fut attendri jusqu’aux larmes à son tour, et il répéta à plusieurs reprises : « C’est bien, ça, petite, c’est bien, c’est bien. » Alors elle dit tout de suite son affaire. – Elle ne voulait pas qu’on fît la noce de Rose à Sainte-Adresse, elle ne voulait pas, ah mais non. On la ferait chez elle, donc, cette noce, et ça ne coûterait rien au père. Ses dispositions étaient prises, tout arrangé, tout réglé ; elle se chargeait de tout, voilà !