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Le jeune homme, grisé par le succès, reprit :

Dans ton simple réduit, ouvrière gentille, Tu sembles écouter la voix du tentateur ! Pauvre enfant, va, crois-moi, ne quitte pas l’aiguille. Tes parents n’ont que toi, toi seule es leur bonheur.
Dans un luxe honteux trouveras-tu des charmes Lorsque, te maudissant, ton père expirera (bis). Le pain du déshonneur se pétrit dans les larmes. Chers enfants, gardez-vous de toucher ce pain-là ! (bis).

Seuls les deux servants et le père Touchard reprirent le refrain. Anna, toute pâle, avait baissé les yeux. Le marié, interdit, regardait autour de lui sans comprendre la cause de ce froid subit. La cuisinière avait soudain lâché son croûton comme s’il était devenu empoisonné.

M. Sauvetanin déclara gravement, pour sauver la situation : « Le dernier couplet est de trop. » Le père Taille, rouge jusqu’aux oreilles, roulait des regards féroces autour de lui.

Alors Anna, qui avait les yeux pleins de larmes, dit aux valets d’une voix mouillée, d’une voix de femme qui pleure : « Apportez le champagne. »

Aussitôt une joie secoua les invités. Les visages redevinrent radieux. Et comme le père Touchard, qui n’avait rien vu, rien senti, rien compris, brandissait toujours son pain et chantait tout seul, en le montrant aux convives :

Chers enfants, gardez-vous de toucher ce pain-là,

toute la noce, électrisée en voyant apparaître les bouteilles coiffées d’argent, reprit avec un bruit de tonnerre :

Chers enfants, gardez-vous de toucher ce pain-là.

29 mai 1883

Le cas de Madame Luneau

À Georges Duval

Le juge de paix, gros, avec un œil fermé et l’autre à peine ouvert, écoute les plaignants d’un air mécontent. Parfois il pousse une sorte de grognement qui fait préjuger son opinion, et il interrompt d’une voix grêle comme celle d’un enfant, pour poser des questions.

Il vient de régler l’affaire de M. Joly contre M. Petitpas, au sujet de la borne d’un champ qui aurait été déplacée par mégarde par le charretier de M. Petitpas, en labourant.

Il appelle l’affaire d’Hippolyte Lacour, sacristain et quincailler, contre Mme Céleste-Césarine Luneau, veuve d’Anthime-Isidore.

Hippolyte Lacour a quarante-cinq ans ; grand, maigre, portant des cheveux longs et rasé comme un homme d’église, il parle d’une voix lente, traînante et chantante.

Mme Luneau semble avoir quarante ans. Charpentée en lutteur, elle gonfle de partout sa robe étroite et collante. Ses hanches énormes supportent une poitrine débordante par devant, et, par derrière, des omoplates grasses comme des seins. Son cou large soutient une tête aux traits saillants, et sa voix pleine, sans être grave, pousse des notes qui font vibrer les vitres et les tympans. Enceinte, elle présente en avant un ventre énorme comme une montagne.

Les témoins à décharge attendent leur tour.

M. le juge de paix attaque la question.

« Hippolyte Lacour, exposez votre réclamation. »

Le plaignant prend la parole.

« Voilà, Monsieur le juge de paix. Il y aura neuf mois à la Saint-Michel que Mme Luneau est venue me trouver, un soir, comme j’avais sonné l’Angelus, et elle m’exposa sa situation par rapport à sa stérilité…

LE JUGE DE PAIX. — Soyez plus explicite, je vous prie.

HIPPOLYTE. — Je m’éclaircis, Monsieur le juge. Or, qu’elle voulait un enfant et qu’elle me demandait ma participation. Je ne fis pas de difficultés, et elle me promit cent francs. La chose accordée et réglée, elle refuse aujourd’hui sa promesse. Je la réclame devant vous, Monsieur le juge de paix.

LE JUGE DE PAIX. — Je ne vous comprends pas du tout. Vous dites qu’elle voulait un enfant ? Comment ? Quel genre d’enfant ? Un enfant pour l’adopter ?

HIPPOLYTE. — Non, Monsieur le juge, un neuf.

LE JUGE DE PAIX. — Qu’entendez-vous par ces mots : « Un neuf » ?

HIPPOLYTE. — J’entends un enfant à naître, que nous aurions ensemble, comme si nous étions mari et femme.

LE JUGE DE PAIX. — Vous me surprenez infiniment. Dans quel but pouvait-elle vous faire cette proposition anormale ?

HIPPOLYTE. — Monsieur le juge, le but ne m’apparut pas au premier abord et je fus aussi un peu intercepté. Comme je ne fais rien sans me rendre compte de tout, je voulus me pénétrer de ses raisons et elle me les énuméra.

Or, son époux, Anthime-Isidore, que vous avez connu comme vous et moi, était mort la semaine d’avant, avec tout son bien en retour à sa famille. Donc, la chose la contrariant, vu l’argent, elle s’en fut trouver un législateur qui la renseigna sur le cas d’une naissance dans les dix mois. Je veux dire que si elle accouchait dans les dix mois après l’extinction de feu Anthime-Isidore, le produit était considéré comme légitime et donnait droit à l’héritage.

Elle se résolut sur-le-champ à courir les conséquences et elle s’en vint me trouver à la sortie de l’église comme j’ai eu l’honneur de vous le dire, vu que je suis père légitime de huit enfants, tous viables, dont mon premier est épicier à Caen, département du Calvados, et uni en légitime mariage à Victoire-Elisabeth Rabou…

LE JUGE DE PAIX. — Ces détails sont inutiles. Revenez au fait.

HIPPOLYTE. — J’y entre, Monsieur le juge. Donc elle me dit : « Si tu réussis, je te donnerai cent francs dès que j’aurai fait constater la grossesse par le médecin. »

Or, je me mis en état, Monsieur le juge, d’être à même de la satisfaire. Au bout de six semaines ou deux mois, en effet, j’appris avec satisfaction la réussite. Mais ayant demandé les cent francs, elle me les refusa. Je les réclamai de nouveau à diverses reprises sans obtenir un radis. Elle me traita même de flibustier et d’impuissant, dont la preuve du contraire est de la regarder.

LE JUGE DE PAIX. — Qu’avez-vous à dire, femme Luneau ?

MADAME LUNEAU. — Je dis, Monsieur le juge de paix, que cet homme est un flibustier !

LE JUGE DE PAIX. — Quelle preuve apportez-vous à l’appui de cette assertion ?

MADAME LUNEAU (rouge, suffoquant, balbutiant). — Quelle preuve ? quelle preuve ? Je n’en ai pas eu une, de preuve, de vraie, de preuve que l’enfant n’est pas à lui. Non, pas à lui, Monsieur le juge, j’en jure sur la tête de mon défunt mari, pas à lui.

LE JUGE DE PAIX. — À qui est-il donc, dans ce cas ?

MADAME LUNEAU (bégayant de colère). — Je sais ti, moi, je sais ti ? À tout le monde, pardi. Tenez, v’là mes témoins, Monsieur le juge ; les v’là tous. Ils sont six. Tirez-leur des dépositions, tirez-leur. Ils répondront…

LE JUGE DE PAIX. — Calmez-vous, Madame Luneau, calmez-vous et répondez froidement. Quelles raisons avez-vous de douter que cet homme soit le père de l’enfant que vous portez ?