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MADAME LUNEAU. — Quelles raisons ? J’en ai cent pour une, cent, deux cents, cinq cents, dix mille, un million et plus, de raisons. Vu qu’après lui avoir fait la proposition que vous savez avec promesse de cent francs, j’appris qu’il était cocu, sauf votre respect, Monsieur le juge, et que les siens n’étaient pas à lui, ses enfants, pas à lui, pas un.

HIPPOLYTE LACOUR (avec calme). — C’est des menteries.

MADAME LUNEAU (exaspérée). — Des menteries ! des menteries ! Si on peut dire. À preuve que sa femme s’est fait rencontrer par tout le monde, que je vous dis, par tout le monde. Tenez, v’là mes témoins, m’sieur le juge de paix. Tirez-leur des dépositions.

HIPPOLYTE LACOUR (froidement). — C’est des menteries.

MADAME LUNEAU. — Si on peut dire ! Et les rouges, c’est-il toi qui les as faits, les rouges ?

LE JUGE DE PAIX. — Pas de personnalités, s’il vous plaît, ou je serai contraint de sévir.

MADAME LUNEAU. — Donc, la doutance m’étant venue sur ses capacités, je me dis, comme on dit, que deux précautions valent mieux qu’une, et je comptai mon affaire à Césaire Lepic, que voilà, mon témoin ; qu’il me dit : « À votre disposition, Madame Luneau », et qu’il m’a prêté son concours pour le cas où Hippolyte aurait fait défaut. Mais vu qu’alors ça fut connu des autres témoins que je voulais me prémunir, il s’en est trouvé plus de cent, si j’avais voulu, Monsieur le juge.

Le grand que vous voyez là, celui qui s’appelle Lucas Chandelier, m’a juré alors que j’avais tort de donner les cent francs à Hippolyte Lacour, vu qu’il n’avait pas fait plus que l’s’autres qui ne réclamaient rien.

HIPPOLYTE. — Fallait point me les promettre, alors. Moi j’ai compté, Monsieur le juge. Avec moi, pas d’erreur : chose promise, chose tenue.

MADAME LUNEAU (hors d’elle). — Cent francs ! cent francs ! Cent francs pour ça, flibustier, cent francs ! Ils ne m’ont rien demandé, eusse, rien de rien. Tiens, les v’là, ils sont six. Tirez-leur des dépositions, Monsieur le juge de paix, ils répondront pour sûr, ils répondront. (À Hippolyte.) « Guette-les donc, flibustier, s’ils te valent pas. Ils sont six, j’en aurais eu cent, deux cents, cinq cents, tant que j’aurais voulu, pour rien, flibustier !

HIPPOLYTE. — Quand y en aurait cent mille !….

MADAME LUNEAU. — Oui, cent mille, si j’avais voulu…

HIPPOLYTE. — Je n’en ai pas moins fait mon devoir… ça ne change pas nos conventions.

MADAME LUNEAU (tapant à deux mains sur son ventre). — Eh bien, prouve que c’est toi, prouve-le, prouve-le, flibustier. J’t’en défie !

HIPPOLYTE (avec calme). — C’est p’t-être pas plus moi qu’un autre. Ça n’empêche que vous m’avez promis cent francs pour ma part. Fallait pas vous adresser à tout le monde ensuite. Ça ne change rien. J’l’aurais bien fait tout seul.

MADAME LUNEAU. — C’est pas vrai ! Flibustier ! Interpellez mes témoins, Monsieur le juge de paix. Ils répondront pour sûr.

Le juge de paix appelle les témoins à décharge. Ils sont six, rouges, les mains ballantes, intimidés.

LE JUGE DE PAIX. — Lucas Chandelier, avez-vous lieu de présumer que vous soyez le père de l’enfant que Mme Luneau porte dans son flanc ?

LUCAS CHANDEL.IER. — Oui, m’sieu.

LE JUGE DE PAIX. — Célestin-Pierre Sidoine, avez-vous lieu de présumer que vous soyez le père de l’enfant que Mme Luneau porte dans son flanc ?

CÉLESTIN-PIERRE SIDOINE. — Oui, m’sieu.

(Les quatre autres témoins déposent identiquement de la même façon.)

Le juge de paix, après s’être recueilli prononce :

« Attendu que si Hippolyte Lacour a lieu de s’estimer le père de l’enfant que réclamait Mme Luneau, les nommés Lucas Chandelier, etc., etc., ont des raisons analogues, sinon prépondérantes, de réclamer la même paternité ;

« Mais attendu que Mme Luneau avait primitivement invoqué l’assistance de Hippolyte Lacour, moyennant une indemnité convenue et consentie de cent francs ;

« Attendu pourtant que si on peut estimer entière la bonne foi du sieur Lacour, il est permis de contester son droit strict de s’engager d’une pareille façon, étant donné que le plaignant est marié, et tenu par la loi à rester fidèle à son épouse légitime ;

« Attendu, en outre, etc., etc., etc.,

« Condamne Mme Luneau à vingt-cinq francs de dommages-intérêts envers le sieur Hippolyte Lacour, pour perte de temps et détournement insolite. »

21 août 1883

Un sage

Au baron de Vaux

Blérot était mon ami d’enfance, mon plus cher camarade ; nous n’avions rien de secret. Nous étions liés par une amitié profonde des cœurs et des esprits, une intimité fraternelle, une confiance absolue l’un dans l’autre. Il me disait ses plus délicates pensées, jusqu’à ces petites hontes de la conscience qu’on ose à peine s’avouer à soi-même. J’en faisais autant pour lui.

J’avais été confident de toutes ses amours. Il l’avait été de toutes les miennes.

Quand il m’annonça qu’il allait se marier, j’en fus blessé comme d’une trahison. Je sentis que c’était fini de cette cordiale et absolue affection qui nous unissait. Sa femme était entre nous. L’intimité du lit établit entre deux êtres, même quand ils ont cessé de s’aimer, une sorte de complicité, d’alliance mystérieuse. Ils sont, l’homme et la femme, comme deux associés discrets qui se défient de tout le monde. Mais ce lien si serré que noue le baiser conjugal cesse brusquement du jour où la femme prend un amant.

Je me rappelle comme d’hier toute la cérémonie du mariage de Blérot. Je n’avais pas voulu assister au contrat, ayant peu de goût pour ces sortes d’événements ; j’allai seulement à la mairie et à l’église.

Sa femme, que je ne connaissais point, était une grande jeune fille, blonde, un peu mince, jolie, avec des yeux pâles, des cheveux pâles, un teint pâle, des mains pâles. Elle marchait avec un léger mouvement onduleux, comme si elle eût été portée par une barque. Elle semblait faire en avançant une suite de longues révérences gracieuses.

Blérot en paraissait fort amoureux. Il la regardait sans cesse, et je sentais frémir en lui un désir immodéré de cette femme.

J’allai le voir au bout de quelques jours. Il me dit : « Tu ne te figures pas comme je suis heureux. Je l’aime follement. D’ailleurs elle est… elle est… » Il n’acheva pas la phrase, mais posant deux doigts sur sa bouche, il fit un geste qui signifie : divine, exquise, parfaite, et bien d’autres choses encore.

Je demandai en riant : « Tant que ça ? »

Il répondit : « Tout ce que tu peux rêver ! »

Il me présenta. Elle fut charmante, familière comme il faut, me dit que la maison était mienne. Mais je sentais bien qu’il n’était plus mien, lui, Blérot. Notre intimité était coupée net. C’est à peine si nous trouvions quelque chose à nous dire.

Je m’en allai. Puis je fis un voyage en Orient. Je revins par la Russie, l’Allemagne, la Suède et la Hollande.

Je ne rentrai à Paris qu’après dix-huit mois d’absence.

Le lendemain de mon arrivée, comme j’errais sur le boulevard pour reprendre l’air de Paris, j’aperçus, venant à moi, un homme fort pâle, aux traits creusés, qui ressemblait à Blérot autant qu’un phtisique décharné peut ressembler à un fort garçon rouge et bedonnant un peu. Je le regardais, surpris, inquiet, me demandant : « Est-ce lui ? » Il me vit, poussa un cri, tendit les bras. J’ouvris les miens, et nous nous embrassâmes en plein boulevard.