Après quelques allées et venues de la rue Drouot au Vaudeville, comme nous nous disposions à nous séparer, car il paraissait déjà exténué d’avoir marché, je lui dis : « Tu n’as pas l’air bien portant. Es-tu malade ? » Il répondit : « Oui, un peu souffrant. »
Il avait l’apparence d’un homme qui va mourir ; et un flot d’affection me monta au cœur pour ce vieux et si cher ami, le seul que j’aie jamais eu. Je lui serrai les mains.
« Qu’est-ce que tu as donc ? Souffres-tu ?
— Non, un peu de fatigue. Ce n’est rien.
— Que dit ton médecin ?…
— Il parle d’anémie et m’ordonne du fer et de la viande rouge. »
Un soupçon me traversa l’esprit. Je demandai :
« Es-tu heureux ?
— Oui, très heureux.
— Tout à fait heureux ?
— Tout à fait.
— Ta femme ?
— Charmante. Je l’aime plus que jamais. »
Mais je m’aperçus qu’il avait rougi. Il paraissait embarrassé comme s’il eût craint de nouvelles questions. Je lui saisis le bras, je le poussai dans un café vide à cette heure, je le fis asseoir de force, et, les yeux dans les yeux :
« Voyons, mon vieux René, dis-moi la vérité. » Il balbutia : « Mais je n’ai rien à te dire. »
Je repris d’une voix ferme : « Ce n’est pas vrai. Tu es malade, malade de cœur sans doute, et tu n’oses révéler à personne ton secret. C’est quelque chagrin qui te ronge. Mais tu me le diras à moi. Voyons, j’attends. »
Il rougit encore, puis bégaya, en tournant la tête :
« C’est stupide !… mais je suis… je suis foutu !… »
Comme il se taisait, je repris : « Ça, voyons, parle. » Alors il prononça brusquement, comme s’il eût jeté hors de lui une pensée torturante, inavouée encore :
« Eh bien ! j’ai une femme qui me tue… voilà. »
Je ne comprenais pas. – « Elle te rend malheureux. Elle te fait souffrir jour et nuit ? Mais comment ? En quoi ? »
Il murmura d’une voix faible, comme s’il se fût confessé d’un crime : « Non… je l’aime trop. »
Je demeurai interdit devant cet aveu brutal. Puis une envie de rire me saisit, puis, enfin, je pus répondre :
« Mais il me semble que tu… que tu pourrais… l’aimer moins. »
Il était redevenu très pâle. Il se décida enfin à me parler à cœur ouvert, comme autrefois :
« Non. Je ne peux pas. Et je meurs. Je le sais. Je meurs. Je me tue. Et j’ai peur. Dans certains jours, comme aujourd’hui, j’ai envie de la quitter, de m’en aller pour tout à fait, de partir au bout du monde, pour vivre, pour vivre longtemps. Et puis, quand le soir vient, je rentre à la maison, malgré moi, à petits pas, l’esprit torturé. Je monte l’escalier lentement. Je sonne. Elle est là, assise dans un fauteuil. Elle me dit : « Comme tu viens tard ». Je l’embrasse. Puis nous nous mettons à table. Je pense tout le temps pendant le repas : « Je vais sortir après le dîner et je prendrai le train pour aller n’importe où ». Mais quand nous retournons au salon, je me sens tellement fatigué que je n’ai plus le courage de me lever. Je reste. Et puis… et puis… Je succombe toujours… »
Je ne pus m’empêcher de sourire encore. Il le vit et reprit : « Tu ris, mais je t’assure que c’est horrible.
— Pourquoi, lui dis-je, ne préviens-tu pas ta femme ? À moins d’être un monstre, elle comprendrait. »
Il haussa les épaules. « Oh ! tu en parles à ton aise. Si je ne la préviens pas, c’est que je connais sa nature. As-tu jamais entendu dire de certaines femmes :
« Elle en est à son troisième mari ? » Oui, n’est-ce pas, et cela t’a fait sourire, comme tout à l’heure. Et pourtant, c’était vrai. Qu’y faire ? Ce n’est ni sa faute, ni la mienne. Elle est ainsi, parce que la nature l’a faite ainsi. Elle a mon cher un tempérament de Messaline. Elle l’ignore, mais je le sais bien, tant pis pour moi. Et elle est charmante, douce, tendre, trouvant naturelles et modérées nos caresses folles qui m’épuisent, qui me tuent. Elle a l’air d’une pensionnaire ignorante. Et elle est ignorante, la pauvre enfant.
Oh ! je prends chaque jour des résolutions énergiques. Comprends donc que je meurs. Mais il me suffit d’un regard de ses yeux, un de ces regards où je lis le désir ardent de ses lèvres, et je succombe aussitôt, me disant :
« C’est la dernière fois. Je ne veux plus de ces baisers mortels. » Et puis, quand j’ai encore cédé, comme aujourd’hui, je sors, je vais devant moi en pensant à la mort, en me disant que je suis perdu, que c’est fini.
« J’ai l’esprit tellement frappé, tellement malade, qu’hier j’ai été faire un tour au Père-Lachaise. Je regardais ces tombes alignées comme des dominos. Et je pensais : « Je serai là, bientôt. » Je suis rentré, bien résolu à me dire malade, à la fuir. Je n’ai pas pu.
« Oh ! tu ne connais pas cela. Demande à un fumeur que la nicotine empoisonne s’il peut renoncer à son habitude délicieuse et mortelle. Il te dira qu’il a essayé cent fois sans y parvenir ». Et il ajouta : « Tant pis, j’aime mieux en mourir. » Je suis ainsi. Quand on est pris dans l’engrenage d’une pareille passion ou d’un pareil vice, il faut y passer tout entier. »
Il se leva, me tendit la main. Une colère tumultueuse m’envahissait, une colère haineuse contre cette femme, contre la femme, contre cet être inconscient, charmant, terrible. Il boutonnait son paletot pour s’en aller. Je lui jetai brutalement par la face : « Mais, sacrebleu, donne-lui des amants plutôt que de te laisser tuer ainsi. »
Il haussa encore les épaules, sans répondre, et s’éloigna.
Je fus six mois sans le revoir. Je m’attendais chaque matin à recevoir une lettre de faire part me priant à son enterrement. Mais je ne voulais point mettre les pieds chez lui, obéissant à un sentiment compliqué, fait de mépris pour cette femme et pour lui, de colère, d’indignation, de mille sensations diverses.
Je me promenais aux Champs-Élysées par un beau jour de printemps. C’était un de ces après-midi tièdes qui remuent en nous des joies secrètes, qui nous allument les yeux et versent sur nous un tumultueux bonheur de vivre. Quelqu’un me frappa sur l’épaule. Je me retournai : c’était lui ; c’était lui ; superbe, bien portant, rose, gras, ventru.
Il me tendit les deux mains, épanoui de plaisir, et criant : « Te voilà donc, lâcheur ? »
Je le regardais, perclus de surprise : « Mais… oui. Bigre, mes compliments. Tu as changé depuis six mois. »
Il devint cramoisi, et reprit, en riant faux : « On fait ce qu’on peut. »
Je le regardais avec une obstination qui le gênait visiblement. Je prononçai : « Alors… tu es… tu es guéri ? »
Il balbutia très vite : « Oui, tout à fait. Merci. » Puis, changeant de ton : « Quelle chance de te rencontrer, mon vieux. Hein ! on va se revoir maintenant, et souvent j’espère ? »
Mais je ne lâchais point mon idée. Je voulais savoir. Je demandai : « Voyons, tu te rappelles bien la confidence que tu m’as faite, voilà six mois… Alors…, alors…, tu résistes maintenant. »