Il articula en bredouillant : « Mettons que je ne t’ai rien dit, et laisse-moi tranquille. Mais tu sais, je te trouve et je te garde. Tu viens dîner à la maison. »
Une envie folle me saisit soudain de voir cet intérieur, de comprendre. J’acceptai.
Deux heures plus tard, il m’introduisait chez lui.
Sa femme me reçut d’une façon charmante. Elle avait un air simple, adorablement naïf et distingué qui ravissait les yeux. Ses longues mains, sa joue, son cou étaient d’une blancheur et d’une finesse exquises ; c’était là de la chair fine et noble, de la chair de race. Et elle marchait toujours avec ce long mouvement de chaloupe comme si chaque jambe, à chaque pas, eût légèrement fléchi.
René l’embrassa sur le front, fraternellement et demanda : « Lucien n’est pas encore arrivé ? »
Elle répondit, d’une voix claire et légère : « Non, pas encore, mon ami. Tu sais qu’il est toujours un peu en retard. »
Le timbre retentit. Un grand garçon parut, fort brun, avec des joues velues et un aspect d’hercule mondain. On nous présenta l’un à l’autre. Il s’appelait : Lucien Delabarre.
René et lui se serrèrent énergiquement les mains. Et puis on se mit à table.
Le dîner fut délicieux, plein de gaieté. René ne cessait de me parler, familièrement, cordialement, franchement, comme autrefois. C’était : « Tu sais, mon vieux. – Dis donc, mon vieux. Écoute, mon vieux. » – Puis soudain il s’écriait : « Tu ne te doutes pas du plaisir que j’ai à te retrouver. Il me semble que je renais. »
Je regardais sa femme et l’autre. Ils demeuraient parfaitement corrects. Il me sembla pourtant une ou deux fois qu’ils échangeaient un rapide et furtif coup d’œil.
Dès qu’on eut achevé le repas, René se tournant vers sa femme, déclara : « Ma chère amie, j’ai retrouvé Pierre et je l’enlève ; nous allons bavarder le long du boulevard, comme jadis. Tu nous pardonneras cette équipée… de garçons. Je te laisse d’ailleurs M. Delabarre. »
La jeune femme sourit et me dit, en me tendant la main : « Ne le gardez pas trop longtemps. »
Et nous voilà, bras-dessus, bras-dessous, dans la rue. Alors, voulant savoir à tout prix : « Voyons, que s’est-il passé ? Dis-moi ?… » Mais il m’interrompit brusquement, et du ton grognon d’un homme tranquille qu’on dérange sans raison, il répondit : « Ah ça ! mon vieux, fiche-moi donc la paix avec tes questions ! » Puis il ajouta à mi-voix, comme se parlant à lui-même, avec cet air convaincu des gens qui ont pris une sage résolution : « C’était trop bête de se laisser crever comme ça, à la fin. »
Je n’insistai pas. Nous marchions vite. Nous nous mîmes à bavarder. Et tout à coup il me souffla dans l’oreille : « Si nous allions voir des filles, hein ? »
Je me mis à rire franchement. « Comme tu voudras. Allons, mon vieux. »
4 décembre 1883
Le parapluie
À Camille Oudinot
Madame Oreille était économe. Elle savait la valeur d’un sou et possédait un arsenal de principes sévères sur la multiplication de l’argent. Sa bonne, assurément, avait grand mal à faire danser l’anse du panier ; et M. Oreille n’obtenait sa monnaie de poche qu’avec une extrême difficulté. Ils étaient à leur aise, pourtant, et sans enfants ; mais Mme Oreille éprouvait une vraie douleur à voir les pièces blanches sortir de chez elle. C’était comme une déchirure pour son cœur ; et, chaque fois qu’il lui avait fallu faire une dépense de quelque importance, bien qu’indispensable, elle dormait fort mal la nuit suivante.
Oreille répétait sans cesse à sa femme :
« Tu devrais avoir la main plus large, puisque nous ne mangeons jamais nos revenus. »
Elle répondait :
« On ne sait jamais ce qui peut arriver. Il vaut mieux avoir plus que moins. »
C’était une petite femme de quarante ans, vive, ridée, propre et souvent irritée.
Son mari, à tout moment, se plaignait des privations qu’elle lui faisait endurer. Il en était certaines qui lui devenaient particulièrement pénibles, parce qu’elles atteignaient sa vanité.
Il était commis principal au Ministère de la guerre, demeuré là uniquement pour obéir à sa femme, pour augmenter les rentes inutilisées de la maison.
Or, pendant deux ans, il vint au bureau avec le même parapluie rapiécé qui donnait à rire à ses collègues. Las enfin de leurs quolibets, il exigea que Mme Oreille lui achetât un nouveau parapluie. Elle en prit un de huit francs cinquante, article de réclame d’un grand magasin. Les employés, en apercevant cet objet jeté dans Paris par milliers, recommencèrent leurs plaisanteries, et Oreille en souffrit horriblement. Le parapluie ne valait rien. En trois mois, il fut hors de service, et la gaieté devint générale dans le Ministère. On fit même une chanson qu’on entendait du matin au soir, du haut en bas de l’immense bâtiment.
Oreille, exaspéré, ordonna à sa femme de lui choisir un nouveau riflard, en soie fine, de vingt francs, et d’apporter une facture justificative.
Elle en acheta un de dix-huit francs, et déclara, rouge d’irritation, en le remettant à son époux :
« Tu en as là pour cinq ans au moins. »
Oreille, triomphant, obtint un vrai succès au bureau.
Lorsqu’il rentra le soir, sa femme, jetant un regard inquiet sur le parapluie, lui dit :
« Tu ne devrais pas le laisser serré avec l’élastique, c’est le moyen de couper la soie. C’est à toi d’y veiller, parce que je ne t’en achèterai pas un de sitôt. »
Elle le prit, dégrafa l’anneau et secoua les plis. Mais elle demeura saisie d’émotion. Un trou rond, grand comme un centime, lui apparut au milieu du parapluie. C’était une brûlure de cigare !
Elle balbutia :
« Qu’est-ce qu’il a ? »
Son mari répondit tranquillement, sans regarder :
« Qui, quoi ? Que veux-tu dire ? »
La colère l’étranglait maintenant ; elle ne pouvait plus parler :
« Tu… tu… tu as brûlé… ton… ton… parapluie. Mais tu… tu… tu es donc fou !… Tu veux nous ruiner ! »
Il se retourna, se sentant pâlir :
« Tu dis ?
— Je dis que tu as brûlé ton parapluie. Tiens !… »
Et, s’élançant vers lui comme pour le battre, elle lui mit violemment sous le nez la petite brûlure circulaire.
Il restait éperdu devant cette plaie, bredouillant :
« Ça, ça… qu’est-ce que c’est ? Je ne sais pas, moi ! Je n’ai rien fait, rien, je te le jure. Je ne sais pas ce qu’il a, moi, ce parapluie ! »
Elle criait maintenant :
« Je parie que tu as fait des farces avec lui dans ton bureau, que tu as fait le saltimbanque, que tu l’as ouvert pour le montrer. »
Il répondit :
« Je l’ai ouvert une seule fois pour montrer comme il était beau. Voilà tout. Je te le jure. »
Mais elle trépignait de fureur, et elle lui fit une de ces scènes conjugales qui rendent le foyer familial plus redoutable pour un homme pacifique qu’un champ de bataille où pleuvent les balles.
Elle ajusta une pièce avec un morceau de soie coupé sur l’ancien parapluie, qui était de couleur différente ; et, le lendemain Oreille partit, d’un air humble, avec l’instrument raccommodé. Il le posa dans son armoire et n’y pensa plus que comme on pense à quelque mauvais souvenir.