Une dernière lettre restait. Elle était de moi et dictée de cinquante ans auparavant par mon professeur d’écriture. La voici :
« MA PETITE MAMAN CHÉRIE,
J’ai aujourd’hui sept ans. C’est l’âge de raison, j’en profite pour te remercier de m’avoir donné le jour.
Ton petit garçon qui t’adore,
Robert. »
C’était fini. J’arrivais à la source, et brusquement je me retournai pour envisager le reste de mes jours. Je vis la vieillesse hideuse et solitaire, et les infirmités prochaines et tout fini, fini, fini ! Et personne autour de moi.
Mon revolver est là, sur la table… Je l’arme… Ne relisez jamais vos vieilles lettres. »
Et voilà comment se tuent beaucoup d’hommes dont on fouille en vain l’existence pour y découvrir de grands chagrins.
17 avril 1883
Décoré !
Des gens naissent avec un instinct prédominant, une vocation ou simplement un désir éveillé, dès qu’ils commencent à parler, à penser.
M. Sacrement n’avait, depuis son enfance, qu’une idée en tête, être décoré. Tout jeune il portait des croix de la Légion d’honneur en zinc comme d’autres enfants portent un képi et il donnait fièrement la main à sa mère, dans la rue, en bombant sa petite poitrine ornée du ruban rouge et de l’étoile de métal.
Après de pauvres études il échoua au baccalauréat, et, ne sachant plus que faire, il épousa une jolie fille, car il avait de la fortune.
Ils vécurent à Paris comme vivent des bourgeois riches, allant dans leur monde, sans se mêler au monde, fiers de la connaissance d’un député qui pouvait devenir ministre, et amis de deux chefs de division.
Mais la pensée entrée aux premiers jours de sa vie dans la tête de M. Sacrement ne le quittait plus et il souffrait d’une façon continue de n’avoir point le droit de montrer sur sa redingote un petit ruban de couleur.
Les gens décorés qu’il rencontrait sur le boulevard lui portaient un coup au cœur. Il les regardait de coin avec une jalousie exaspérée. Parfois, par les longs après-midi de désœuvrement, il se mettait à les compter. Il se disait : « Voyons, combien j’en trouverai de la Madeleine à la rue Drouot. »
Et il allait lentement, inspectant les vêtements, l’œil exercé à distinguer de loin le petit point rouge. Quand il arrivait au bout de sa promenade, il s’étonnait toujours des chiffres : « Huit officiers, et dix-sept chevaliers. Tant que ça ! C’est stupide de prodiguer les croix d’une pareille façon. Voyons si j’en trouverai autant au retour. »
Et il revenait à pas lents, désolé quand la foule pressée des passants pouvait gêner ses recherches, lui faire oublier quelqu’un.
Il connaissait les quartiers où on en trouvait le plus. Ils abondaient au Palais-Royal. L’avenue de l’Opéra ne valait pas la rue de la Paix ; le côté droit du boulevard était mieux fréquenté que le gauche.
Ils semblaient aussi préférer certains cafés, certains théâtres. Chaque fois que M. Sacrement apercevait un groupe de vieux messieurs à cheveux blancs arrêtés au milieu du trottoir, et gênant la circulation, il se disait : « Voici des officiers de la Légion d’honneur ! » Et il avait envie de les saluer.
Les officiers (il l’avait souvent remarqué) ont une autre allure que les simples chevaliers. Leur port de tête est différent. On sent bien qu’ils possèdent officiellement une considération plus haute, une importance plus étendue.
Parfois aussi une rage saisissait M. Sacrement, une fureur contre tous les gens décorés ; et il se sentait pour eux une haine de socialiste.
Alors, en rentrant chez lui, excité par la rencontre de tant de croix, comme l’est un pauvre affamé après avoir passé devant les grandes boutiques de nourriture, il déclarait d’une voix forte : « Quand donc, enfin, nous débarrassera-t-on de ce sale gouvernement ? » Sa femme surprise, lui demandait : « Qu’est-ce que tu as aujourd’hui ? »
Et il répondait : « J’ai que je suis indigné par les injustices que je vois commettre partout. Ah ! que les communards avaient raison ! »
Mais il ressortait après son dîner, et il allait considérer les magasins de décorations. Il examinait tous ces emblèmes de formes diverses, de couleurs variées. Il aurait voulu les posséder tous, et, dans une cérémonie publique, dans une immense salle pleine de monde, pleine de peuple émerveillé, marcher en tête d’un cortège, la poitrine étincelante, zébrée de brochettes alignées l’une sur l’autre, suivant la forme de ses côtes, et passer gravement, le claque sous le bras, luisant comme un astre au milieu de chuchotements admiratifs, dans une rumeur de respect.
Il n’avait, hélas ! aucun titre pour aucune décoration.
Il se dit : « La Légion d’honneur est vraiment par trop difficile pour un homme qui ne remplit aucune fonction publique. Si j’essayais de me faire nommer officier d’Académie ! »
Mais il ne savait comment s’y prendre. Il en parla à sa femme qui demeura stupéfaite.
« Officier d’Académie ? Qu’est-ce que tu as fait pour cela ? »
Il s’emporta : « Mais comprends donc ce que je veux dire. Je cherche justement ce qu’il faut faire. Tu es stupide par moments. »
Elle sourit : « Parfaitement, tu as raison. Mais je ne sais pas, moi ? »
Il avait une idée : « Si tu en parlais au député Rosselin, il pourrait me donner un excellent conseil. Moi, tu comprends que je n’ose guère aborder cette question directement avec lui. C’est assez délicat, assez difficile ; venant de toi, la chose devient toute naturelle. »
Mme Sacrement fit ce qu’il demandait. M. Rosselin promit d’en parler au Ministre. Alors Sacrement le harcela. Le député finit par lui répondre qu’il fallait faire une demande et énumérer ses titres.
Ses titres ? Voilà. Il n’était même pas bachelier.
Il se mit cependant à la besogne et commença une brochure traitant : « Du droit du peuple à l’instruction. » Il ne la put achever par pénurie d’idées.
Il chercha des sujets plus faciles et en aborda plusieurs successivement. Ce fut d’abord : « L’instruction des enfants par les yeux. » Il voulait qu’on établît dans les quartiers pauvres des espèces de théâtres gratuits pour les petits enfants. Les parents les y conduiraient dès leur plus jeune âge, et on leur donnerait là, par le moyen d’une lanterne magique, des notions de toutes les connaissances humaines. Ce seraient de véritables cours. Le regard instruirait le cerveau, et les images resteraient gravées dans la mémoire, rendant pour ainsi dire visible la science.
Quoi de plus simple que d’enseigner ainsi l’histoire universelle, la géographie, l’histoire naturelle, la botanique, la zoologie, l’anatomie, etc., etc. ?
Il fit imprimer ce mémoire et en envoya un exemplaire à chaque député, dix à chaque ministre, cinquante au président de la République, dix également à chacun des journaux parisiens, cinq aux journaux de province.