Il grommela : « C’est stupide ! Enfin, fais comme tu voudras. »
Le train sifflait, ralentissait ; on arriva.
Je descendis du wagon, puis je tendis la main à ma nouvelle compagne. Elle sauta lestement à terre, et je lui offris mon bras qu’elle eut l’air de prendre avec répugnance. Une fois les bagages reconnus et réclamés, nous voilà partis à travers la ville. Paul marchait en silence, d’un pas nerveux.
Je lui dis : « Dans quel hôtel allons-nous descendre ? Il est peut-être difficile d’aller à la Cité de Paris avec une femme, surtout avec cette Italienne. »
Paul m’interrompit : « Oui avec une Italienne qui a plutôt l’air d’une fille que d’une duchesse. Enfin, cela ne me regarde pas. Agis à ton gré ! »
Je demeurais perplexe. J’avais écrit à la Cité de Paris pour retenir notre appartement, et maintenant… je ne savais plus à quoi me décider.
Deux commissionnaires nous suivaient avec les malles. Je repris : « Tu devrais bien aller en avant. Tu dirais que nous arrivons. Tu laisserais, en outre, entendre au patron que je suis avec une… amie, et que nous désirons un appartement tout à fait séparé pour nous trois, afin de ne pas nous mêler aux autres voyageurs. Il comprendra, et nous nous déciderons d’après sa réponse.
Mais Paul grommela : « Merci, ces commissions et ce rôle ne me vont guère. Je ne suis pas venu ici pour préparer tes appartements et tes plaisirs. »
Mais j’insistai : « Voyons, mon cher, ne te fâche pas. Il vaut mieux assurément descendre dans un bon hôtel que dans un mauvais, et ce n’est pas bien difficile d’aller demander au patron trois chambres séparées, avec salle à manger.
J’appuyai sur trois, ce qui le décida.
Il prit donc les devants et je le vis entrer sous la grande porte d’un bel hôtel pendant que je demeurais de l’autre côté de la rue, traînant mon Italienne muette, et suivi pas à pas par les porteurs de colis.
Paul enfin revint, avec un visage aussi maussade que celui de ma compagne : « C’est fait, dit-il, on nous accepte ; mais il n’y a que deux chambres. Tu t’arrangeras comme tu pourras.
Et je le suivis, honteux d’entrer en cette compagnie suspecte.
Nous avions deux chambres en effet, séparées par un petit salon. Je priai qu’on nous apportât un souper froid, puis je me tournai, un peu perplexe, vers l’Italienne.
« Nous n’avons pu nous procurer que deux chambres, Madame, vous choisirez celle que vous voudrez. »
Elle répondit par un éternel : « Che mi fa ? » Alors je pris, par terre, sa petite caisse de bois noir, une vraie malle de domestique, et je la portai dans l’appartement de droite que je choisis pour elle… pour nous. Une main française avait écrit sur un carré de papier collé : « Mademoiselle Francesca Rondoli, Gênes. »
Je demandai : « Vous vous appelez Francesca ? »
Elle fit « oui » de la tête, sans répondre.
Je repris : « Nous allons souper tout à l’heure. En attendant, vous avez peut-être envie de faire votre toilette ? »
Elle répondit par un « mica », mot aussi fréquent dans sa bouche que le « che mi fa ». J’insistai : « Après un voyage en chemin de fer, il est si agréable de se nettoyer. »
Puis je pensai qu’elle n’avait peut-être pas les objets indispensables à une femme, car elle me paraissait assurément dans une situation singulière, comme au sortir de quelque aventure désagréable, et j’apportai mon nécessaire.
J’atteignis tous les petits instruments de propreté qu’il contenait : une brosse à ongles, une brosse à dents neuve – car j’en emporte toujours avec moi un assortiment – mes ciseaux, mes limes, des éponges. Je débouchai un flacon d’eau de Cologne, un flacon d’eau de lavande ambrée, un petit flacon de new mown hay, pour lui laisser le choix. J’ouvris ma boîte à poudre de riz où baignait la houppe légère. Je plaçai une de mes serviettes fines à cheval sur le pot à eau et je posai un savon vierge auprès de la cuvette.
Elle suivait mes mouvements de son œil large et fâché, sans paraître étonnée ni satisfaite de mes soins.
Je lui dis : « Voilà tout ce qu’il vous faut, je vous préviendrai quand le souper sera prêt. »
Et je rentrai dans le salon. Paul avait pris possession de l’autre chambre et s’était enfermé dedans, je restai donc seul à attendre.
Un garçon allait et venait, apportant les assiettes, les verres. Il mit la table lentement, puis posa dessus un poulet froid et m’annonça que j’étais servi.
Je frappai doucement à la porte de Mlle Rondoli. Elle cria : « Entrez. » J’entrai. Une suffocante odeur de parfumerie me saisit, cette odeur violente, épaisse, des boutiques de coiffeur.
L’Italienne était assise sur sa malle dans une pose de songeuse mécontente ou de bonne renvoyée. J’appréciai d’un coup d’œil ce qu’elle entendait par faire sa toilette. La serviette était restée pliée sur le pot à eau toujours plein. Le savon intact et sec demeurait auprès de la cuvette vide ; mais on eût dit que la jeune femme avait bu la moitié des flacons d’essence. L’eau de Cologne cependant avait été ménagée ; il ne manquait environ qu’un tiers de la bouteille ; elle avait fait, par compensation, une surprenante consommation d’eau de lavande ambrée et de new mown hay. Un nuage de poudre de riz, un vague brouillard blanc semblait encore flotter dans l’air, tant elle s’en était barbouillé le visage et le cou. Elle en portait une sorte de neige dans les cils, dans les sourcils et sur les tempes, tandis que ses joues en étaient plâtrées et qu’on en voyait des couches profondes dans tous les creux de son visage, sur les ailes du nez, dans la fossette du menton, aux coins des yeux.
Quand elle se leva, elle répandit une odeur si violente que j’eus une sensation de migraine.
Et on se mit à table pour souper. Paul était devenu d’une humeur exécrable. Je n’en pouvais tirer que des paroles de blâme, des appréciations irritées ou des compliments désagréables.
Mlle Francesca mangeait comme un gouffre. Dès qu’elle eut achevé son repas, elle s’assoupit sur le canapé. Cependant, je voyais venir avec inquiétude l’heure décisive de la répartition des logements. Je me résolus à brusquer les choses, et m’asseyant auprès de l’Italienne, je lui baisai la main avec galanterie.
Elle entr’ouvrit ses yeux fatigués, me jeta entre ses paupières soulevées un regard endormi et toujours mécontent.
Je lui dis : « Puisque nous n’avons que deux chambres, voulez-vous me permettre d’aller avec vous dans la vôtre ? »
Elle répondit : « Faites comme vous voudrez. Ça m’est égal. Che mi fa ? »
Cette indifférence me blessa : « Alors, ça ne vous est pas désagréable que j’aille avec vous ?
— Ça m’est égal, faites comme vous voudrez.
— Voulez-vous vous coucher tout de suite ?
— Oui, je veux bien ; j’ai sommeil »
Elle se leva, bâilla, tendit la main à Paul qui la prit d’un air furieux, et je l’éclairai dans notre appartement.
Mais une inquiétude me hantait : « Voici, lui dis-je de nouveau, tout ce qu’il vous faut. »
Et j’eus soin de verser moi-même la moitié du pot à eau dans la cuvette et de placer la serviette près du savon.