Puis je retournai vers Paul. Il déclara dès que je fus rentré : « Tu as amené là un joli chameau ! » Je répliquai en riant : « Mon cher, ne dis pas de mal des raisins trop verts. »
Il reprit, avec une méchanceté sournoise : « Tu verras s’il t’en cuira, mon bon. »
Je tressaillis, et cette peur harcelante qui nous poursuit après les amours suspectes, cette peur qui nous gâte les rencontres charmantes, les caresses imprévues, tous les baisers cueillis à l’aventure, me saisit. Je fis le brave cependant : « Allons donc, cette fille-là n’est pas une rouleuse. »
Mais il me tenait le gredin ! Il avait vu sur mon visage passer l’ombre de mon inquiétude :
Avec ça que tu la connais ! Je te trouve surprenant ! Tu cueilles dans un wagon une Italienne qui voyage seule ; elle t’offre avec un cynisme vraiment singulier d’aller coucher avec toi dans le premier hôtel venu. Tu l’emmènes. Et tu prétends que ce n’est pas une fille ! Et tu te persuades que tu ne cours pas plus de danger ce soir que si tu allais passer la nuit dans le lit d’une… d’une femme atteinte de la petite vérole.
Et il riait de son rire mauvais et vexé. Je m’assis, torturé d’angoisse. Qu’allais-je faire ? Car il avait raison. Et un combat terrible se livrait en moi entre la crainte et le désir.
Il reprit : « Fais ce que tu voudras, je t’aurai prévenu ; tu ne te plaindras point des suites. »
Mais je vis dans son œil une gaieté si ironique, un tel plaisir de vengeance ; il se moquait si gaillardement de moi que je n’hésitai plus. Je lui tendis la main. « Bonsoir, lui dis-je.
À vaincre sans péril, on triomphe sans gloire.
Et ma foi, mon cher, la victoire vaut le danger. »
Et j’entrai d’un pas ferme dans la chambre de Francesca.
Je demeurai sur la porte, surpris, émerveillé. Elle dormait déjà, toute nue, sur le lit. Le sommeil l’avait surprise comme elle venait de se dévêtir ; et elle reposait dans la pose charmante de la grande femme du Titien.
Elle semblait s’être couchée par lassitude, pour ôter ses bas, car ils étaient restés sur le drap ; puis elle avait pensé à quelque chose, sans doute à quelque chose d’agréable, car elle avait attendu un peu avant de se relever, pour laisser s’achever sa rêverie, puis, fermant doucement les yeux, elle avait perdu connaissance. Une chemise de nuit, brodée au col, achetée toute faite dans un magasin de confection, luxe de débutante, gisait sur une chaise.
Elle était charmante, jeune, ferme et fraîche.
Quoi de plus joli qu’une femme endormie ? Ce corps, dont tous les contours sont doux, dont toutes les courbes séduisent, dont toutes les molles saillies troublent le cœur, semble fait pour l’immobilité du lit. Cette ligne onduleuse qui se creuse au flanc, se soulève à la hanche, puis descend la pente légère et gracieuse de la jambe pour finir si coquettement au bout du pied ne se dessine vraiment avec tout son charme exquis qu’allongée sur les draps d’une couche.
J’allais oublier, en une seconde, les conseils prudents de mon camarade ; mais, soudain, m’étant tourné vers la toilette, je vis toutes choses dans l’état où je les avais laissées ; et je m’assis, tout à fait anxieux, torturé par l’irrésolution.
Certes, je suis resté là longtemps, fort longtemps, une heure peut-être, sans me décider à rien, ni à l’audace ni à la fuite. La retraite d’ailleurs m’était impossible, et il me fallait soit passer la nuit sur un siège, soit me coucher à mon tour, à mes risques et périls.
Quant à dormir ici ou là, je n’y devais pas songer, j’avais la tête trop agitée et les yeux trop occupés.
Je remuais sans cesse, vibrant, enfiévré, mal à l’aise, énervé à l’excès. Puis je me fis un raisonnement de capitulard : « Ça ne m’engage à rien de me coucher. Je serai toujours mieux, pour me reposer, sur un matelas que sur une chaise. »
Et je me déshabillai lentement ; puis passant par-dessus la dormeuse, je m’étendis contre la muraille, en offrant le dos à la tentation.
Et je demeurai encore longtemps, fort longtemps sans dormir.
Mais, tout à coup, ma voisine se réveilla. Elle ouvrit des yeux étonnés et toujours mécontents, puis s’étant aperçue qu’elle était nue, elle se leva et passa tranquillement sa chemise de nuit, avec autant d’indifférence que si je n’avais pas été là.
Alors… ma foi… je profitai de la circonstance, sans qu’elle parût d’ailleurs s’en soucier le moins du monde. Et elle se rendormit placidement, la tête posée sur son bras droit.
Et je me mis à méditer sur l’imprudence et la faiblesse humaines. Puis je m’assoupis enfin.
Elle s’habilla de bonne heure, en femme habituée aux travaux du matin. Le mouvement qu’elle fit en se levant m’éveilla ; et je la guettai entre mes paupières à demi closes.
Elle allait, venait, sans se presser, comme étonnée de n’avoir rien à faire. Puis elle se décida à se rapprocher de la table de toilette et elle vida, en une minute, tout ce qui restait de parfums dans mes flacons. Elle usa aussi de l’eau, il est vrai, mais peu.
Puis quand elle se fut complètement vêtue, elle se rassit sur sa malle, et, un genou dans ses mains, elle demeura songeuse.
Je fis alors semblant de l’apercevoir, et je dis : « Bonjour, Francesca. »
Elle grommela, sans paraître plus gracieuse que la veille : « Bonjour. »
Je demandai : « Avez-vous bien dormi ? »
Elle fit oui de la tête sans répondre ; et sautant à terre, je m’avançai pour l’embrasser.
Elle me tendit son visage d’un mouvement ennuyé d’enfant qu’on caresse malgré lui. Je la pris alors tendrement dans mes bras (le vin étant tiré, j’eusse été bien sot de n’en plus boire) et je posai lentement mes lèvres sur ses grands yeux fâchés qu’elle fermait, avec ennui, sous mes baisers, sur ses joues claires, sur ses lèvres charnues qu’elle détournait.
Je lui dis : « Vous n’aimez donc pas qu’on vous embrasse ? »
Elle répondit : « Mica. »
Je m’assis sur la malle à côté d’elle, et passant mon bras sous le sien : « Mica ! mica ! mica ! pour tout. Je ne vous appellerai plus que Mademoiselle Mica. »
Pour la première fois, je crus voir sur sa bouche une ombre de sourire, mais il passa si vite que j’ai bien pu me tromper.
« Mais si vous répondez toujours « mica » je ne saurai plus quoi tenter pour vous plaire. Voyons, aujourd’hui, qu’est-ce que nous allons faire ? »
Elle hésita comme si une apparence de désir eût traversé sa tête, puis elle prononça nonchalamment : « Ça m’est égal, ce que vous voudrez.
— Eh bien, Mademoiselle Mica, nous prendrons une voiture et nous irons nous promener. »
Elle murmura : « Comme vous voudrez. »
Paul nous attendait dans la salle à manger avec la mine ennuyée des tiers dans les affaires d’amour. J’affectai une figure ravie et je lui serrai la main avec une énergie pleine d’aveux triomphants.
Il demanda : « Qu’est-ce que tu comptes faire ? »
Je répondis : « Mais nous allons d’abord parcourir un peu la ville, puis nous pourrons prendre une voiture pour voir quelque coin des environs. »
Le déjeuner fut silencieux, puis on partit par les rues, pour la visite des musées. Je traînai à mon bras Francesca de palais en palais. Nous parcourûmes le palais Spinola, le palais Doria, le palais Marcello Durazzo, le palais Rouge et le palais Blanc. Elle ne regardait rien ou bien levait parfois sur les chefs-d’œuvre son œil las et nonchalant. Paul exaspéré nous suivait en grommelant des choses désagréables. Puis une voiture nous promena par la campagne, muets tous les trois.