Puis on rentra pour dîner.
Et le lendemain ce fut la même chose, et le lendemain encore.
Paul, le troisième jour, me dit : « Tu sais, je te lâche, moi, je ne vais pas rester trois semaines à te regarder faire l’amour avec cette grue-là ! »
Je demeurai fort perplexe, fort gêné, car, à ma grande surprise, je m’étais attaché à Francesca d’une façon singulière. L’homme est faible et bête, entraînable pour un rien, et lâche toutes les fois que ses sens sont excités ou domptés. Je tenais à cette fille que je ne connaissais point, à cette fille taciturne et toujours mécontente. J’aimais sa figure grogneuse, la moue de sa bouche, l’ennui de son regard ; j’aimais ses gestes fatigués, ses consentements méprisants, jusqu’à l’indifférence de sa caresse. Un lien secret, ce lien mystérieux de l’amour bestial, cette attache secrète de la possession qui ne rassasie pas, me retenait près d’elle. Je le dis à Paul, tout franchement. Il me traita d’imbécile, puis me dit : « Eh bien, emmène-la. »
Mais elle refusa obstinément de quitter Gênes sans vouloir expliquer pourquoi. J’employai les prières, les raisonnements, les promesses ; rien n’y fit.
Et je restai.
Paul déclara qu’il allait partir tout seul. Il fit même sa malle, mais il resta également.
Et quinze jours se passèrent encore.
Francesca, toujours silencieuse et d’humeur irritée, vivait à mon côté plutôt qu’avec moi, répondant à tous mes désirs, à toutes mes demandes, à toutes mes propositions par son éternel « che mi fa » ou par son non moins éternel « mica ».
Mon ami ne dérageait plus. À toutes ses colères, je répondais : « Tu peux t’en aller si tu t’ennuies. Je ne te retiens pas. »
Alors il m’injuriait, m’accablait de reproches, s’écriait : « Mais où veux-tu que j’aille maintenant. Nous pouvions disposer de trois semaines, et voilà quinze jours passés ! Ce n’est pas à présent que je peux continuer ce voyage ? Et puis, comme si j’allais partir tout seul pour Venise, Florence et Rome ! Mais tu me le payeras, et plus que tu ne penses. On ne fait pas venir un homme de Paris pour l’enfermer dans un hôtel de Gênes avec une rouleuse italienne ! »
Je lui disais tranquillement : « Eh bien, retourne à Paris, alors. » Et il vociférait : « C’est ce que je vais faire et pas plus tard que demain. »
Mais le lendemain il restait comme la veille, toujours furieux et jurant.
On nous connaissait maintenant par les rues, où nous errions du matin au soir, par les rues étroites et sans trottoirs de cette ville qui ressemble à un immense labyrinthe de pierre, percé de corridors pareils à des souterrains. Nous allions dans ces passages où soufflent de furieux courants d’air, dans ces traverses resserrées entre des murailles si hautes, que l’on voit à peine le ciel. Des Français parfois se retournaient, étonnés de reconnaître des compatriotes en compagnie de cette fille ennuyée aux toilettes voyantes, dont l’allure vraiment semblait singulière, déplacée entre nous, compromettante.
Elle allait appuyée à mon bras, ne regardant rien. Pourquoi restait-elle avec moi, avec nous qui paraissions lui donner si peu d’agrément ? Qui était-elle ? D’où venait-elle ? Que faisait-elle ? Avait-elle un projet, une idée ? Ou bien vivait-elle, à l’aventure, de rencontres et de hasards ? Je cherchais en vain à la comprendre, à la pénétrer, à l’expliquer. Plus je la connaissais, plus elle m’étonnait, m’apparaissait comme une énigme. Certes, elle n’était point une drôlesse, faisant profession de l’amour. Elle me paraissait plutôt quelque fille de pauvres gens, séduite, emmenée, puis lâchée et perdue maintenant. Mais que comptait-elle devenir ? Qu’attendait-elle ? Car elle ne semblait nullement s’efforcer de me conquérir ou de tirer de moi quelque profit bien réel.
J’essayai de l’interroger, de lui parler de son enfance, de sa famille. Elle ne me répondit pas. Et je demeurais avec elle, le cœur libre et la chair tenaillée, nullement las de la tenir en mes bras, cette femelle hargneuse et superbe, accouplée comme une bête, pris par les sens ou plutôt séduit, vaincu par une sorte de charme sensuel, un charme jeune, sain, puissant, qui se dégageait d’elle, de sa peau savoureuse, des lignes robustes de son corps.
Huit jours encore s’écoulèrent. Le terme de mon voyage approchait, car je devais être rentré à Paris le 11 juillet. Paul, maintenant, prenait à peu près son parti de l’aventure, tout en m’injuriant toujours. Quant à moi, j’inventais des plaisirs, des distractions, des promenades pour amuser ma maîtresse et mon ami ; je me donnais un mal infini.
Un jour, je leur proposai une excursion à Santa Margarita. La petite ville charmante, au milieu de jardins, se cache au pied d’une côte qui s’avance au loin dans la mer jusqu’au village de Portofino. Nous suivions tous trois l’admirable route qui court le long de la montagne. Francesca soudain me dit : « Demain, je ne pourrai pas me promener avec vous. J’irai voir des parents. »
Puis elle se tut. Je ne l’interrogeai pas, sûr qu’elle ne me répondrait point.
Elle se leva en effet, le lendemain, de très bonne heure. Puis, comme je restais couché, elle s’assit sur le pied de mon lit et prononça, d’un air gêné, contrarié, hésitant : « Si je ne suis pas revenue ce soir, est-ce que vous viendrez me chercher ? »
Je répondis : « Mais oui, certainement. Où faut-il aller ? »
Elle m’expliqua : « Vous irez dans la rue Victor-Emmanuel, puis vous prendrez le passage Falcone et la traverse Saint-Raphaël, vous entrerez dans la maison du marchand de mobilier, dans la cour, tout au fond, dans le bâtiment qui est à droite, et vous demanderez Mme Rondoli. C’est là. »
Et elle partit. Je demeurais fort surpris.
En me voyant seul, Paul, stupéfait, balbutia : « Où donc est Francesca ? » Et je lui racontai ce qui venait de se passer.
Il s’écria : « Eh bien, mon cher, profite de l’occasion et filons. Aussi bien voilà notre temps fini. Deux jours de plus ou de moins ne changent rien. En route, en route, fais ta malle. En route ! »
Je refusai : « Mais non, mon cher, je ne puis vraiment lâcher cette fille d’une pareille façon après être resté près de trois semaines avec elle. Il faut que je lui dise adieu, que je lui fasse accepter quelque chose ; non, je me conduirais là comme un saligaud. »
Mais il ne voulait rien entendre, il me pressait, me harcelait. Cependant je ne cédai pas.
Je ne sortis point de la journée, attendait le retour de Francesca. Elle ne revint point.
Le soir, au dîner, Paul triomphait : « C’est elle qui t’a lâché, mon cher. Ça, c’est drôle, c’est bien drôle. »
J’étais étonné, je l’avoue et un peu vexé. Il me riait au nez, me raillait : « Le moyen n’est pas mauvais, d’ailleurs, bien que primitif. – Attendez-moi, je reviens. – Est-ce que tu vas l’attendre longtemps ? Qui sait ? Tu auras peut-être la naïveté d’aller la chercher à l’adresse indiquée : – Madame Rondoli, s’il vous plaît ? – Ce n’est pas ici, Monsieur. – Je parie que tu as envie d’y aller ? »