— Tu n’as pas fait ça !
— Non, je ne l’ai pas fait, dit Sam. J’aurais dû, pourtant.
Mes yeux luisaient. Je sentais vibrer mon désir le plus cher juste à portée de ma main.
— Fais-moi retourner en douce à Byzance, Sam !
— Tu n’as qu’à y aller tout seul. Engage-toi comme Guide.
— Je pourrais ?
— Ils demandent toujours du monde. Mon gars, où as-tu la tête ? Tu dis que tu es diplômé en histoire et tu n’as jamais pensé à travailler dans le Service Temporel !
— J’y ai pensé, répondis-je, l’air indigné. Seulement, je n’y ai jamais pensé sérieusement. Ça paraissait… enfin, trop facile. S’attacher à un chrono et visiter n’importe quelle époque du passé… je pensais que ça devait être une blague, Sam, si tu vois ce que je veux dire.
— Je vois ce que tu veux dire, mais pas toi. Je vais te dire quel est ton problème, Jud. Tu es un perdant-né.
Je le savais. Comment, lui, avait-il pu le découvrir si vite ?
— Ce que tu veux par-dessus tout, dit-il, c’est retourner dans le passé, comme n’importe quel gosse ayant deux synapses et une bonne tête. Alors, tu ne penses plus qu’à ça mais sans y croire, et au lieu de t’engager, tu les laisses te coller un sale boulot, que tu quittes à la première occasion venue. Où en es-tu maintenant ? Comment ça se présente pour toi ? Tu as, quoi, vingt-deux ans…
— Vingt-quatre.
— … et tu viens de laisser tomber ton travail, et tu n’en as pas cherché d’autre, et quand je serai fatigué de toi, je te flanquerai dehors, et qu’est-ce qui t’arrivera quand tu n’auras plus d’argent ?
Je ne répondis pas.
— Je parie que dans six mois, tu ne sauras plus où crécher, Jud. À ce moment, tu seras capable de t’engager pour combler les ardeurs d’une riche veuve ; je te conseille d’en choisir une bien dans le Registre du Con Palpitant…
— Beurk !…
— Ou bien tu peux rejoindre les forces de la police des hallucinations et les aider à préserver la réalité objective.
— Arggh !…
— Ou bien encore retourner à la Haute Cour Suprême et te présenter en toute innocence devant le juge Mattachine…
— Blaah !…
— Ou bien tu peux enfin accomplir ce que tu aurais dû faire depuis le début, c’est-à-dire t’enrôler comme Guide Temporel. Bien sûr, tu ne le feras pas, parce que tu es un perdant, et que les perdants choisissent infailliblement la plus mauvaise solution. Exact ?
— Non, Sam.
— Mon cul !
— Est-ce que tu essaies de me mettre en colère ?
— Non, chéri. Il m’alluma un joint. Je vais bosser au palais de la renifle dans une demi-heure. Ça te dérangerait de m’huiler ?
— Huile-toi toi-même, espèce d’anthropoïde ! Je n’ai pas l’intention de poser la main sur ta jolie peau noire.
— Ah ! L’hétérosexualité agressive montre son horrible visage !
Il retira tous ses vêtements, sauf son slip, et versa de l’huile dans sa balnématik. Les bras de l’appareil se mirent à tourner en cercles arachnéens et à polir Sam jusqu’à ce qu’il fût bien lustré.
— Sam, dis-je, je veux m’engager dans le Service Temporel.
5.
VEUILLEZ RÉPONDRE À TOUTES LES QUESTIONS
Nom : Judson Daniel Elliott III
Lieu de naissance : Newer York
Date de naissance : 11 octobre 2035
Sexe (M ou F) : M
Numéro du Registre Civil : 070-28-3479-XX5-100089891
Diplômes académiques : —
Licence : Columbia ’55
Maîtrise : Columbia ’56
Doctorat : Harvard, Yale
Doctorat : Princeton, inachevé
Enseignant : —
Autre : —
Hauteur : 1 mètre 88
Poids : 78 kg
Couleur des cheveux : noir
Couleur des yeux : noir
Indice racial : 8,5 C +
Groupe sanguin : BB 132
Mariages (Indiquez les liaisons temporaires et permanentes par ordre d’enregistrement, et précisez la durée de chacune d’elles) : aucun
Enfants reconnus : aucun
Pour quelle raison désirez-vous vous engager dans le Service Temporel (maximum : 100 mots) :
Améliorer mes connaissances de la culture byzantine, qui est la période historique dans laquelle je suis spécialisé : augmenter mon savoir des coutumes et des comportements humains : approfondir mes relations avec d’autres individus grâce à un service utile ; faire profiter ceux qui ont besoin d’information de l’éducation que j’ai déjà acquise : satisfaire certains désirs romantiques fréquents chez les jeunes gens.
Noms des éventuels parents proches employés actuellement par le Service Temporel : aucun
6.
Peu de chose importent vraiment dans ce qui suit. J’étais censé garder cette demande sur moi, comme un talisman, pour le cas où un membre de la bureaucratie du Service Temporel aurait vraiment voulu la voir durant les différentes périodes de mon enrôlement ; mais seul était réellement nécessaire mon numéro du registre civil, qui permettait aux gars du Service Temporel d’accéder à tout ce que j’avais indiqué dans le formulaire – sauf la raison pour laquelle je désirais m’engager – et à bien d’autres choses. À la simple pression d’un petit bouton, l’ordinateur central dégorgerait non seulement ma hauteur, mon poids, ma date de naissance, la couleur de mes cheveux, la couleur de mes yeux, mon indice racial, mon groupe sanguin, et mes études supérieures, mais aussi la liste complète de toutes les maladies dont j’avais souffert, les vaccinations, mes examens médicaux et physiologiques, mon dénombrement séminal, ma température corporelle moyenne selon les saisons, la taille de tous mes organes corporels y compris celle de mon pénis flasque et en érection, tous les endroits où j’avais habité, la liste de mes parents jusqu’au cinquième degré et jusqu’à la quatrième génération, l’état de mon compte bancaire, mon comportement financier, mon statut vis-à-vis des impôts, le nombre de fois que j’avais voté, la liste de mes arrestations s’il y en avait, mes animaux préférés, la pointure de mes chaussures, etc. La vie privée n’est plus à la mode, dit-on.
Sam resta dans la salle d’attente, importunant la femme de ménage pendant que je remplissais mon formulaire. Quand j’eus fini mes écritures, il se leva et me fit descendre une rampe en spirale qui s’enfonçait dans les profondeurs du bâtiment. De petits robots à tête de marteau roulaient près de nous sur la rampe, chargés de matériel ou de documents. Une porte s’ouvrit dans le mur et une secrétaire en émergea ; au moment où elle nous croisa, Sam lui pinça les seins avec un air avide et elle s’enfuit en criant. Il importuna aussi l’un des robots. On appelle ça la soif de vivre.