Le camion revint cet après-midi-là. Les deux gnomes qui surveillaient le chemin coururent à la carrière pour faire leur rapport. Le conducteur avait tripatouillé un moment le cadenas, tiré sur les fils et il était reparti avec son véhicule.
— Et il a dit quelque chose, ajouta Sacco.
— Oui, il a dit quelque chose, Sacco l’a entendu, confirma sa collègue, Nouty Mode Enfantine.
C’était une gnomette dodue qui portait un pantalon, se débrouillait fort bien en mécanique et avait été volontaire pour un tour de garde, plutôt que de rester chez elle apprendre la cuisine ; les temps changeaient vraiment, dans la carrière.
— Je l’ai entendu, il a dit quelque chose, confirma Sacco avec amabilité, au cas où la situation n’aurait pas été assez claire.
— C’est la vérité, fit Nouty. Nous l’avons entendu tous les deux, pas vrai, Sacco ?
— Et qu’a-t-il dit ? les encouragea Dorcas.
Je n’ai pas mérité ça, pensait-il en même temps. Pas à mon âge. Je serais bien mieux dans mon atelier, à essayer d’inventer la radio.
— Il a dit…
Sacco prit une profonde inspiration, ses yeux lui sortirent presque des orbites et il tenta d’imiter le mugissement de corne de brume qui était le bruit des humains :
— Sâââââââllllleeuuuuuuhh môôôôôôôôômmmeuuuuuh !
Dorcas regarda les autres.
— Quelqu’un a une explication ? demanda-t-il. On dirait presque que ça a un sens, vous ne trouvez pas ? Je vous dis : si seulement on arrivait à les comprendre…
— Ça devait être un humain idiot, intervint Nouty. Il essayait d’entrer !
— Alors, il reviendra, conclut Dorcas d’un air sombre.
Il secoua la tête.
— Très bien, vous deux, reprit-il. Beau travail. Retournez à votre poste de surveillance. Merci.
Il les regarda partir main dans la main, avant de retraverser la carrière vers l’ancien bureau du directeur.
J’ai déjà vu six Fêtons Noël, songeait-il. Six… comment dit-on ?… Six ans. Et presque un de plus, je crois, encore que ce soit difficile d’être sûr, par ici. Personne n’accroche plus de panneaux pour annoncer ce qui va se passer, et on a baissé le chauffage. Sept ans. L’époque où un gnome aimerait bien prendre la vie en douceur. Et me voilà en un lieu où le monde est dépourvu de murs convenables, où l’eau devient parfois froide et dure le matin, et où les ventilateurs et les radiateurs sont déréglés à un point scandaleux. Bien entendu (il se reprit un peu), en tant que savant, je trouve tous ces phénomènes fascinants. Simplement, j’aimerais bien les trouver fascinants depuis un point d’observation coquet et douillet, au-Dedans.
Ah, le Dedans ! Voilà l’endroit idéal. La plupart des vieux gnomes souffraient d’une phobie du Dehors, et personne n’aimait beaucoup aborder le sujet. Dans la carrière, passe encore : il y avait de grandes murailles de roc. Si on évitait de trop lever les yeux et qu’on ignorait le quatrième côté, avec ses effroyables échappées sur la campagne environnante, on pouvait presque s’imaginer de retour dans le Grand Magasin. Mais malgré tout, la plupart des vieux gnomes préféraient se réfugier dans les hangars ou dans la douillette pénombre au-dessous des parquets. De cette façon, on évitait cette abominable sensation d’exposition, l’impression détestable que le ciel vous observait.
Pour leur part, les enfants semblaient s’adapter parfaitement au Dehors. Ils n’avaient pas vraiment l’habitude d’autre chose. C’est tout juste s’ils se rappelaient le Grand Magasin, mais cela ne signifiait plus grand-chose pour eux. Le Dehors leur appartenait. Ils s’étaient acclimatés. Et les jeunes chasseurs et cueilleurs… Ah, ma foi, quand on est jeune, on aime bien faire montre de son courage, pas vrai ? Surtout devant les autres jeunes hommes. Et devant les jeunes femmes.
Bien entendu, se dit Dorcas, en tant que savant et gnome féru de rationalisme, je sais très bien que nous n’étions pas destinés à vivre indéfiniment sous les parquets. Simplement, quand on est un gnome qui a près de sept ans, et qu’on commence à sentir ses articulations craquer, je dois admettre qu’on éprouve un certain réconfort à voir quelques-uns des anciens panneaux autour de soi. Réductions fantastiques, par exemple, ou peut-être juste un tout petit qui clamerait Demain, grands soldes. Ça ne ferait de mal à personne et je suis certain que je me sentirais plus à mon aise. Ce qui, bien évidemment, est parfaitement grotesque, quand on envisage la chose sous l’angle rationnel.
Il songea : Voilà des pensées parfaitement déplacées pour un gnome féru de rationalisme.
La boiserie qui encadrait la porte du bureau du directeur présentait une fente. Dorcas s’y faufila pour gagner la pénombre familière sous le parquet, et il avança jusqu’à ce qu’il trouve l’interrupteur.
Une idée dont il était plutôt fier. Une énorme alarme rouge était accrochée au mur extérieur du bureau ; sans doute pour que les humains puissent entendre la sonnerie du téléphone quand il y avait du bruit dans la carrière. Dorcas avait modifié les fils de telle façon qu’il pouvait la faire sonner chaque fois qu’il en avait envie.
Il appuya sur l’interrupteur.
Des gnomes arrivèrent en courant de tous les recoins de la carrière. Dorcas attendit que l’espace sous le parquet se soit rempli, puis il tira vers lui une boîte d’allumettes vide, pour s’en servir d’estrade.
— L’humain est revenu, annonça-t-il. Il n’a pas réussi à entrer, mais il va continuer à essayer.
— Et tes bouts de fil de fer ? s’inquiéta un des gnomes.
— Il existe des outils coupe-fil, je le crains.
— Voilà qui règle le sort de ta théorie sur… hum… l’intelligence humaine. S’ils étaient réellement intelligents, les humains auraient compris… hum… qu’il ne faut pas aller là où on n’a pas envie de les voir, jugea Nisodème d’un ton acide.
Dorcas aimait voir les jeunes gnomes manifester de l’ardeur, mais Nisodème vibrait d’une impatience bien spéciale qui était désagréable à observer. Dorcas lui jeta un regard aussi furieux qu’il l’osa.
— Les humains de la région sont peut-être différents de ceux du Grand Magasin, jeta-t-il. Enfin, bref…
— C’est Ordre qui a dû l’envoyer, dit Nisodème. C’est un jugement… hum… à notre encontre !
— Pas du tout. Il s’agit d’un simple humain, répliqua Dorcas.
Nisodème lui décocha un regard furieux tandis qu’il poursuivait :
— Bon, maintenant, il faudrait vraiment commencer à expédier une partie des femmes et des enfants à…
Dehors, on entendit un bruit de pas pressés et les sentinelles du portail s’introduisirent précipitamment par la fente.
— Il est revenu ! Il est revenu ! ahana Sacco. L’humain ! Il est de retour !
— Très bien, très bien ! fit Dorcas. Pas de panique, il ne peut pas…
— Non ! Non ! Non ! hurla Sacco en sautant sur place. Il a un de ces coupe-machins ! Il a coupé le fil de fer, et la chaîne qui fermait le portail aussi, et il… !
Personne n’entendit la suite.
C’était inutile.
Le bruit d’un moteur qui se rapprochait racontait le reste de l’histoire.
Il s’amplifia tellement que tout le hangar trembla. Puis il s’arrêta brusquement, laissant derrière lui un sale silence qui était encore pire que le vacarme. On entendit le choc mat d’une portière qui claquait, suivi par le craquement et le grincement de la porte du hangar.
Puis des pas. Au-dessus de leur tête, les lattes du parquet ployèrent et laissèrent tomber de petits paquets de poussière, tandis que de terribles pas parcouraient le bureau de long en large.