Выбрать главу

Nisodème a un projet en tête, se dit Dorcas. Quoi, je n’en sais rien, mais ça sent mauvais.

Et la situation n’alla pas en s’améliorant au fil de la journée, surtout quand il se mit à pleuvoir. Une vilaine pluie glacée. Du grésil, à en croire Mémé Morkie. C’était mou, pas franchement de la pluie, mais pas tout à fait de la glace non plus. De la pluie vertébrée.

On ne sait comment, elle semblait réussir à se faufiler en des endroits où la pluie ordinaire n’avait pas accès. Dorcas assigna les gnomes les plus jeunes au creusement de fossés de drainage, et il mit en place un chauffage de fortune au moyen de quelques grosses ampoules lumineuses. Les gnomes les plus âgés étaient assis en cercle autour d’elles en faisant le gros dos, et ils ronchonnaient.

Mémé Morkie faisait son possible pour les rasséréner. Dorcas commençait à espérer qu’elle arrête.

— Ça, c’est de la gnognotte, disait-elle. Je me souviens de la Grande Inondation. Notre terrier s’est carrément effondré. On a eu froid et on est restés trempés pendant des jours ! (Elle caqueta, en se balançant d’avant en arrière.) On avait une mine de rats mouillés, je vous jure ! Plus un poil de sec, vous savez, et pas de feu pendant une semaine. Ah, ça, on peut dire qu’on a rigolé !

Les gnomes du Grand Magasin la fixaient en frissonnant.

— Et vous faites pas de souci, pour traverser la rase campagne, continua-t-elle sur le ton de la conversation. Neuf fois sur dix, y a rien qui vous boulottera.

— Oh, miséricorde ! laissa échapper une dame gnome d’une voix blanche.

— Mais si, j’ai été dans les champs des centaines de fois. C’est de la rigolade tant qu’on reste tout près de la haie et qu’on ouvre bien les yeux. C’est rare qu’on doive détaler.

Quand on apprit que la Land Rover s’était garée à l’endroit précis où l’on avait prévu de planter des bidules, l’humeur générale ne s’améliora pas. Les gnomes avaient passé une éternité l’été précédent à retourner le sol durci pour le transformer en une vague approximation de terre. Ils avaient planté des graines, qui n’avaient pas germé. Désormais, deux grandes ornières traversaient l’endroit, et un nouveau cadenas et une chaîne étaient accrochés à la grille.

Le grésil commençait déjà à remplir les ornières. Du gasoil avait coulé à terre et étalait ses arcs-en-ciel sur toute la surface.

Et tout du long, Nisodème rappelait aux gens à quel point la situation avait été meilleure dans le Grand Magasin. Ils n’avaient pas vraiment besoin d’être convaincus. C’était vrai, après tout : la situation avait été meilleure. Et de loin.

D’accord, songea Dorcas, on peut rester au chaud, la nourriture ne manque pas, encore qu’il y ait des limites au nombre de façons d’accommoder le lapin et les patates. Le problème, c’est que Masklinn avait imaginé qu’une fois sortis du Grand Magasin, nous creuserions, nous construirions, nous chasserions, et nous affronterions tous le futur le menton haut et le sourire large. Chez certains jeunes, c’est bien le cas, pas de problème. Mais nous autres, les anciens, nous sommes trop rassis dans nos vieilles habitudes. Moi encore, ça va. J’aime bricoler ; je peux me rendre utile. Mais les autres… Tout ce qu’ils peuvent faire pour occuper le temps, c’est ronchonner. En ce domaine, ils sont passés maîtres.

Je me demande à quoi joue Nisodème. Il est trop ardent, si vous voulez mon avis.

J’aimerais bien que Masklinn revienne.

Ou même le jeune Gurder. C’était pas un mauvais bougre.

Trois jours de passés, déjà.

Les circonstances étant ce qu’elles étaient, il savait qu’il se sentirait mieux après être allé jeter un coup d’œil à Jekub.

6

I. Car sur la Colline vivait un Dragon remontant à la Construction du Monde.

II. Mais il était vieux et cassé, et il se mourait.

III. Et il portait sur son Front la Marque des Dragons.

IV. Et cette Marque était : Jekub.

La Gnomenclature, Jekub, Chapitre 1, Versets I-IV

Jekub.

Jekub, c’était à lui. Son petit secret. En fait, son énorme secret. Personne d’autre n’en connaissait l’existence, pas même les assistants de Dorcas.

Il était en train de farfouiller dans les grands hangars à demi en ruine, de l’autre côté de la carrière, un jour de l’été précédent. Il ne cherchait rien de précis, un bout de fil de fer utile, peut-être, quelque chose comme ça.

Alors qu’il fouinait dans les ténèbres, il se redressa et leva les yeux. Et Jekub était là.

La gueule béante.

Quelques secondes d’épouvante s’étaient égrenées jusqu’à ce que les yeux de Dorcas s’accoutument à la distance.

Par la suite, il avait passé beaucoup de temps en compagnie de Jekub, à l’inspecter, à le découvrir. Oui, le Jekub était masculin, sans aucun doute. Un mâle féroce, quoique vieux et blessé, comme un dragon qui se serait retranché là pour y dormir de son dernier sommeil. Ou peut-être comme ces gros animaux dont Grimma lui avait un jour montré l’image dans un livre. Les dînent-aux-aurores.

Mais Jekub ne passait pas son temps à ronchonner, ni à lui demander comment ça se faisait qu’il n’ait pas encore inventé la radio. Dorcas avait consacré maintes heures paisibles à faire la connaissance de Jekub. C’était un bon interlocuteur. En fait, c’était l’interlocuteur idéal, parce qu’on n’était pas obligé d’écouter son point de vue.

Dorcas secoua la tête. Plus le temps de penser à ça. Tout était en train de mal tourner.

Il décida d’aller trouver Grimma. Bien sûr, ce n’était qu’une fille. Mais elle semblait avoir la tête solidement vissée sur les épaules.

Le terrier scolaire était situé sous le plancher d’un ancien hangar, sur la porte duquel se lisait le mot cantine. C’était l’univers personnel de Grimma. Elle avait inventé l’école à l’intention des enfants, sous prétexte que, la lecture et l’écriture étant des connaissances difficiles à assimiler, il valait mieux s’en débarrasser le plus vite possible.

On y avait également installé la bibliothèque.

Dans la précipitation des dernières heures, les gnomes avaient réussi à sauver une trentaine de livres du Grand Magasin. Certains étaient très précieux (on consultait fréquemment Jardiner toute Vannée, et Dorcas connaissait presque par cœur Principes élémentaires de mécanique pour l’amateur), mais les autres, eh bien… assez ardus…, et on ne les ouvrait pas souvent.

Quand Dorcas entra, Grimma se trouvait devant l’un d’eux. Elle se mordillait le pouce, un signe infaillible de concentration, chez elle.

On ne pouvait qu’admirer sa façon de lire. Non seulement Grimma était la meilleure lectrice parmi les gnomes, mais elle avait également le don stupéfiant de comprendre ce qu’elle lisait.

— Nisodème est en train de créer des ennuis, annonça-t-il en s’asseyant sur un banc.

— Je sais, répondit distraitement Grimma. On m’a raconté.

Elle empoigna le bord de la page à deux mains et la tourna avec un grognement d’effort.

— Je ne vois pas ce qu’il espère gagner, reprit Dorcas.

— Le pouvoir. Il aspire à la grandeur, tu comprends.

— Ça m’étonnerait qu’il puisse faire ça ici, répondit Dorcas, un peu sceptique. Dans le Grand Magasin, je veux bien. Il aurait trouvé le matériel adéquat. Six cent quatre-vingt-quinze francs avec sa batterie d’accessoires pour la propreté de toute la maison, ajouta-t-il, se remémorant avec un soupir le panonceau si familier.