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Le parquet d’une des grandes granges avait été entièrement dévolu à la confection des panneaux. Ou, plus exactement, des Panneaux. Un autre talent de Nisodème : décerner des majuscules aux mots. On pouvait les entendre quand il parlait.

Dorcas dut reconnaître que les Panneaux n’étaient pas une si mauvaise idée, après tout. Il se sentit coupable d’avoir une telle pensée.

Elle lui était venue quand Nisodème l’avait convoqué pour lui demander s’il y avait de la peinture dans la carrière. Sauf que désormais, la carrière avait été rebaptisée Nouveau Grand Magasin.

— Euh… avait répondu Dorcas… il y a quelques vieux pots. Du rouge et du blanc, surtout. Sous un des bancs. On réussira peut-être à faire sauter le couvercle avec un levier.

— Alors, fais-le. C’est très important. Hum. Nous devons placer des Panneaux, déclara le Papeteri.

— Des Panneaux. Bien sûr. Pour égayer un peu les lieux, c’est ça ?

— Non !

— Excuse, excuse, je m’étais simplement dit que…

— Des panneaux pour le portail !

Dorcas se gratta le menton.

— Pour le portail, répéta-t-il.

— Les Humains obéissent aux Panneaux, expliqua Nisodème en se calmant. Nous le savons. N’obéissaient-ils pas à ceux du Grand Magasin ?

— Oui, presque tous, opina Dorcas.

Animaux domestiques et Landaus doivent être tenus dans les bras, par exemple, l’avait toujours intrigué. Il y avait des tas d’humains qui ne portaient ni les uns ni les autres.

— Les Panneaux commandent aux humains de faire certaines choses et de ne pas en faire d’autres, expliqua Nisodème. Alors, au travail, mon bon Dorcas. Des Panneaux. Hum. Des Panneaux qui disent Non.

Dorcas avait longuement examiné l’idée pendant que des équipes de gnomes s’échinaient à faire sauter le couvercle des pots zébrés de peinture. Ils possédaient toujours le Code de la Route depuis l’époque du camion ; en ses pages, les panneaux étaient légion. Et il se souvenait de ceux du Grand Magasin.

Et puis, le coup de chance. D’habitude, les gnomes restaient au niveau du sol, mais Dorcas avait commencé à expédier à l’occasion ses jeunes assistants sur le grand bureau directorial, où l’on trouvait des bouts de papier utilisables. Maintenant, il avait besoin de comprendre ce que racontaient les panneaux.

Sacco et Nouty revinrent avec de grandes nouvelles.

Ils avaient trouvé d’autres Panneaux. Une grande affiche toute sale, punaisée au mur, couverte de panneaux.

— Des tas et des tas, expliqua Sacco, hors d’haleine, à son retour. Et vous savez quoi, m’sieur ? Vous savez quoi ? J’ai lu ce qui était marqué sur l’affiche, et ça disait : Santé, sobriété : sécurité sur le lieu de travail, ça disait : Respectez les Panneaux, et ça disait : Ils ont été placés pour votre protection.

— C’est ce qu’il y avait marqué sur l’affiche ? demanda Dorcas.

— Pour votre protection, répéta Sacco.

— Tu pourrais la décrocher ?

— Il y a un portemanteau juste à côté, s’enthousiasma Nouty. Je parie qu’on pourrait y lancer un grappin et ensuite tirer en direction de la fenêtre, et après…

— Oui, c’est ça, c’est ça, tu t’y entends pour ce genre d’opérations. (Nouty avait pour l’escalade une agilité d’écureuil.) Je suis sûr que Nisodème va être ravi, ajouta-t-il.

Nisodème fut en effet ravi, surtout de la partie qui disait Pour votre protection. Cela montrait, expliqua-t-il, qu’Arnold Frères (fond. 1905) se tenait à leurs côtés.

Il fallut mettre à contribution tous les morceaux de planches ou de métal rouillé. Toutefois, les gnomes s’y employèrent avec une assez belle humeur, heureux de faire quelque chose.

Le lendemain, le soleil à son lever découvrit une gamme variée de panneaux accrochés, pas toujours d’équerre, sur le portail branlant de la carrière.

Ils n’avaient rien négligé. Les Panneaux clamaient : Etnrée interdite. Sortie. Dagner – Casque obligatoire. Explosiosn en cours. Passage obligatoire des camions sur le pont roulant. Route glisante par temps de pluie. Guichet ferme. Acsenseur ne dérangement. Attention – chute de pieres. Routte inondeée.

Et un autre, que Dorcas avait déniché dans un livre et dont il était particulièrement fier : Obu non désamorcé.

Rien que pour être complètement sûr, cependant, sans rien en dire à Nisodème, il mit au jour une autre chaîne et, dans l’une des énormes boîtes à outils couvertes de cambouis du hangar de Jekub, un cadenas presque aussi grand que lui. Quatre gnomes furent requis pour le déplacer.

La chaîne était très lourde. Quelques gnomes trouvèrent Dorcas occupé à la traîner péniblement à travers la carrière, maillon par maillon. Il semblait réticent à révéler où il l’avait trouvée.

Le camion revint vers midi. Le gnome tapi dans la haie au bord du chemin vit le conducteur sortir, regarder les panneaux et…

Non. Impossible. Les humains ne pouvaient pas agir ainsi. Ce n’était pas vrai. Mais vingt gnomes, l’épiant depuis les fourrés, contemplèrent le spectacle.

L’humain n’obéissait pas aux panneaux.

Et en plus, il en arracha quelques-uns du portail pour les jeter au loin.

Ils l’observèrent avec stupeur. Même Obu non désamorcé fut précipité dans les broussailles, et faillit faire tomber le jeune Sacco de son perchoir.

La nouvelle chaîne, cependant, posa quelques problèmes à l’humain. Il la secoua une ou deux fois, regarda à travers le grillage, fit quelques allées et venues avant de repartir au volant de son véhicule.

Les gnomes dans les buissons poussèrent un cri de victoire, mais pas trop convaincu.

Si les humains ne faisaient plus ce qu’on attendait d’eux, rien ne tournait plus rond en ce bas monde.

— Je suppose que c’est réglé, dit Dorcas quand ils furent rentrés. Je suis comme tout le monde, l’idée ne m’emballe guère, mais il faut déménager. Je connais bien les humains. La chaîne ne les arrêtera pas, s’ils ont vraiment décidé d’entrer.

— Je défends catégoriquement à quiconque de partir d’ici ! décréta Nisodème.

— Mais, tu sais, on peut couper le métal… commença à lui expliquer Dorcas sur un ton raisonnable.

— Silence ! tonna Nisodème. C’est de ta faute, vieil imbécile ! Hum ! C’est toi qui as posé cette chaîne sur le portail !

— Mais tu comprends, c’était pour empêcher le… Pardon ?

— Si tu n’avais pas placé cette chaîne sur le portail, les Panneaux auraient bel et bien arrêté l’humain. Mais comment veux-tu qu’Arnold Frères (fond. 1905) nous aide si nous ne montrons pas que nous avons foi en lui ?

— Ahem, fit Dorcas.

Un mot lui trottait dans la tête : fou. Un gnome fou. Un gnome fou et dangereux. Nous avons largement dépassé le stade de la théière. Il entreprit de se soustraire à pas de loup à la présence de Nisodème et il retrouva le Dehors et la morsure de l’air glacé avec soulagement.

Tout va mal, se dit-il. On m’a confié toutes les responsabilités et maintenant, tout tourne mal. Nous n’avons pas mis en place de plan convenable, Masklinn n’est pas revenu ; tout tourne mal. Si les humains entrent dans la carrière, ils vont nous découvrir.

Un objet froid se posa sur sa tête. Il le chassa d’un geste agacé.

Il faut que je parle aux plus jeunes gnomes. Peut-être que ce ne serait pas une si mauvaise idée d’aller dans la grange ; on pourrait fermer les yeux en route. Ou quelque chose dans ce goût-là.