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Même pour un humain, l’effort requis était énorme. Mais un claquement résonna, assez violent pour qu’on l’entende jusqu’aux fourrés, suivi d’un cliquetis prolongé, tandis que la chaîne tombait à terre.

Dorcas poussa un gémissement. Il avait fondé de gros espoirs sur cette chaîne. C’était celle de Jekub ; du moins se trouvait-elle dans une grosse boîte jaune boulonnée contre le flanc de Jekub – elle devait donc lui avoir appartenu. Mais c’est le cadenas qui avait cédé, pas la chaîne. Dorcas y puisa une fierté inexplicable.

— Je ne comprends pas, murmura Grimma. Ils doivent bien s’apercevoir qu’on ne veut pas d’eux. Pourquoi se conduisent-ils de façon si imbécile ?

— Ce n’est pas comme si on ne pouvait pas trouver de la pierre ailleurs qu’ici, acquiesça Sacco.

L’humain tira sur le portail et l’ouvrit suffisamment pour pouvoir passer.

— Il se rend dans le bureau du directeur, dit Sacco. Il va aller faire du bruit dans le téléphone.

— Oh, que non ! prophétisa Dorcas.

— Mais il va appeler Ordre, insista Sacco. Il va lui dire… enfin, en humain, je veux dire… il va lui dire : Nos Roues Sont Devenues Toutes Plates.

— Pas du tout, répondit Dorcas. Il va dire : Pourquoi Le Téléphone Ne Fonctionne Pas ?

— Et pourquoi le téléphone ne fonctionnerait-il pas ? s’étonna Nouty.

— Parce que je sais quels fils il faut trancher, expliqua Dorcas. Regardez, il revient.

Ils l’observèrent qui faisait le tour des hangars. La neige avait recouvert les piteuses tentatives agricoles des gnomes. Certes, les traces de pas de gnomes abondaient, comme autant de petites empreintes d’oiseaux dans la neige, mais l’humain n’y fit pas attention. Les humains ne remarquent jamais rien.

— Des lacets, fit Grimma.

— Pardon ?

— Des lacets. Il faudrait poser des lacets. Plus grands ils seront, plus dure sera la chute.

— Tant qu’ils ne nous tombent pas dessus…

— Non. On pourrait répandre encore des clous.

— Misère !

Les humains se rassemblèrent autour du camion blessé. Puis ils semblèrent parvenir à un consensus et retournèrent à la Land Rover. Ils y montèrent. Comme elle ne pouvait pas avancer, elle recula lentement en suivant le chemin, tourna devant la barrière d’un champ en contrebas et repartit en direction de la route principale. Le camion resta tout seul.

Dorcas respira enfin.

— J’avais peur qu’ils n’en laissent un sur place, avoua-t-il.

— Ils reviendront, dit Grimma. Tu l’as toujours dit. Les humains reviendront, ils répareront les roues ou je ne sais quoi.

— Alors, autant faire vite, lança Dorcas. Allez, vous tous !

Il se redressa et partit d’un pas léger vers le chemin. À la grande surprise de Sacco, Dorcas sifflotait tout doucement.

— Bon, l’important, c’est de nous assurer qu’ils ne pourront pas le faire bouger, expliqua-t-il tandis que les autres faisaient de leur mieux pour rester à sa hauteur. S’ils ne peuvent pas le faire bouger, ça veut dire qu’il va bloquer le chemin.

— Et s’il bloque le chemin, ils ne pourront pas faire entrer d’autres machines.

— Bien raisonné, admit Grimma, légèrement intriguée.

— Commençons par l’immobiliser, ordonna Dorcas. Nous allons d’abord retirer la batterie. Sans électricité, plus rien ne bouge.

— C’est vrai, dit Sacco.

— Il s’agit d’un gros machin carré, expliqua Dorcas. Vous aurez besoin d’être au moins huit. Et ne la laissez tomber sous aucun prétexte.

— Pourquoi donc ? s’étonna Grimma. On veut la casser, non ?

— Euh… Euh… Euh… répéta Dorcas précipitamment, comme un moteur qui ne veut pas démarrer. Non, parce que… parce que… parce que ça pourrait être dangereux. Voilà. Dangereux. C’est ça. À cause… à cause… à cause de l’acide et tout ça… Il faut sortir la batterie avec beaucoup de soin et je trouverai un endroit sûr où l’entreposer. Voilà. Un endroit très sûr. Bon, allez-y, maintenant. Deux gnomes par clé à molette.

Ils s’en furent en trottinant.

— Que pouvons-nous faire d’autre ? demanda Grimma.

— Il vaudrait mieux retirer le carburant, décréta Dorcas tandis qu’ils pénétraient dans l’ombre du camion.

L’engin était beaucoup plus petit que celui avec lequel ils avaient quitté le Grand Magasin, mais il restait de taille respectable. Dorcas avança jusqu’à se trouver sous la forme dodue du réservoir de carburant.

Quatre jeunes gnomes avaient tiré une boîte de conserve vide des fourrés. Dorcas les appela et leur indiqua le réservoir au-dessus de sa tête.

— Il doit y avoir un écrou par là, fit-il. Ça sert à faire couler le carburant. Mettez une clé à molette en place. Et assurez-vous que la boîte de conserve est bien au-dessous, avant de commencer !

Ils hochèrent la tête avec enthousiasme et se mirent à l’ouvrage. Les gnomes sont d’excellents grimpeurs et ils ont une force remarquable, pour leur taille.

— Et, par pitié, essayez de ne pas en renverser ! leur lança Dorcas au passage.

— Je ne vois pas quelle importance ça peut avoir, fit observer Grimma derrière lui. Nous voulons juste vider le camion de son carburant. Où il coule, c’est secondaire, non ?

Elle lui jeta un nouveau coup d’œil pensif. Dorcas cligna des yeux en lui rendant son regard, tandis que son cerveau travaillait à toute allure.

— Ah, dit-il. Ah. Ah. Parce que. Parcequeparcequeparceque. Ah. Parce que c’est un produit dangereux. On ne veut pas que ça pollue partout, non ? Il vaut mieux le récupérer soigneusement dans une boîte et…

— Le mettre en sécurité ? suggéra Grimma avec de noirs soupçons.

— Voilà ! Voilà, opina Dorcas qui commençait à transpirer. Excellente idée. Bon, maintenant, si nous allions par là pour…

Il y eut un violent déplacement d’air et un choc, juste dans leur dos. La batterie du camion venait d’atterrir à l’endroit qu’ils occupaient un instant plus tôt.

— Pardon, Dorcas, lança Sacco, des hauteurs. C’est beaucoup plus lourd qu’on ne pensait. Elle nous a échappé.

— Espèces d’idiots ! cria Grimma.

— Oui, idiots ! cria Dorcas lui aussi. Vous avez failli l’endommager ! Allez, descendez tout de suite et venez la tirer sous la haie, vite !

— C’est nous qu’il aurait pu endommager ! s’indigna Grimma.

— Oui. Oui. Oui, c’est ce que je voulais dire, bien entendu, répondit distraitement Dorcas. Ça ne te dérange pas de surveiller l’organisation quelques instants ? Ce sont de braves petits gars, mais ils se laissent un peu trop emporter par l’enthousiasme, si tu vois ce que je veux dire.

Il s’éloigna dans l’ombre, la tête levée.

— Ça alors ! commenta Grimma.

Elle se retourna vers Sacco et ses amis qui descendaient avec des mines piteuses.

— Ne restez donc pas plantés là, leur dit-elle. Amenez-moi ça sous la haie. Dorcas ne vous a donc pas appris à vous servir de leviers ? C’est très important, les leviers. On peut faire des choses incroyables, avec. On s’en est beaucoup servis pendant le Grand Exode…

Sa voix s’éteignit. Elle se retourna et regarda la silhouette de Dorcas au loin. Ses yeux s’étrécirent.

Ce rusé filou mijote quelque chose, se dit-elle.

— Oh, dépêchez-vous donc ! lança-t-elle, avant de courir rejoindre Dorcas.

Il était debout sous le moteur du camion, contemplant avec une intensité soutenue la tuyauterie rouillée. En arrivant à sa hauteur, elle l’entendit nettement dire :

— Voyons, de quoi d’autre avons-nous besoin ?

— Comment ça, besoin ? demanda Grimma d’une voix douce.