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— Et on voit des rouges-gorges, approuva Gurder.

— Il y a… Euh, en fait, c’est un peu plus compliqué que ça, commença à dire Masklinn.

Dorcas le fit taire d’un signe de la main.

— Je ne vois aucune raison de s’inquiéter. Nos logements sont bien engoncés dans la carrière, les réserves de nourriture me paraissent satisfaisantes, et nous savons où nous réapprovisionner au besoin. Si personne n’a plus rien à dire, je propose de lever la séance.

Tout se passait bien. Enfin, du moins, rien ne se passait trop mal.

Oh, on y allait toujours des disputes et des querelles entre familles. Mais ça, c’est dans la nature des gnomes. On avait mis le Conseil en place pour régler ce genre d’histoires, et il semblait bien s’acquitter de sa tâche.

Les gnomes aimaient se chamailler. Au moins, avec le Conseil des Conducteurs, pouvaient-ils se chamailler sans en venir aux mains.

Curieux, quand même. Dans le Grand Magasin, les grandes familles rayonnales avaient régi la situation. Mais désormais toutes les familles étaient mélangées. Et puis, voyons la situation en face : une carrière ne possède pas de rayons. Pourtant, quasiment d’instinct, les gnomes avaient la passion des hiérarchies. Le monde avait toujours été divisé proprement entre ceux qui donnaient les ordres et ceux qui les exécutaient. Et donc, de façon assez inattendue, de nouveaux chefs avaient émergé.

Les Conducteurs.

Tout dépendait de la place qu’on avait tenue durant le Grand Exode. Si on avait fait partie de ceux qui occupaient la cabine du véhicule, alors on était un Conducteur. Les autres n’étaient que simples Passagers. Personne n’en avait vraiment débattu. Il n’y avait rien d’officiel. Simplement, pour la majorité de la gnomitude, si on avait été capable de conduire un camion jusqu’ici, on devait savoir ce qu’on faisait.

Être un Conducteur n’était pas toujours drôle.

L’année précédente, avant de découvrir le Grand Magasin, Masklinn avait dû chasser chaque jour. Désormais, il ne chassait plus que lorsqu’il en avait envie ; les jeunes gnomes du Grand Magasin appréciaient la chasse et, apparemment, la dignité d’un Conducteur n’était pas entièrement compatible avec ce genre d’activité. Ils avaient exploité des mines de pommes de terre et récolté de grosses quantités de blé dans le champ d’à côté, même après le passage des machines. Masklinn aurait préféré les voir semer leur propre nourriture, mais les gnomes n’avaient pas vraiment les pouces verts, et n’avaient pas réussi à faire germer des graines dans le sol dur de la carrière. Mais ils avaient de quoi manger, c’était l’essentiel.

Autour de lui, il sentait des centaines de gnomes vivre leur vie. Élever des familles. S’installer.

Il retourna nonchalamment dans son terrier, au fond d’un des hangars abandonnés de la carrière. Au bout d’un moment, il prit une décision et sortit le Truc de sa niche dans le mur.

Aucun des voyants n’était allumé. Cela n’arriverait pas tant que le Truc ne serait pas placé à proximité de fils électriques. Alors, il s’illuminerait et serait capable de parler. On trouvait des fils dans la carrière et Dorcas les avait rebranchés. Pourtant, Masklinn n’y avait pas conduit le Truc. Ce cube noir et dense avait une façon de s’exprimer qui le mettait toujours mal à l’aise.

Mais il avait la conviction que le Truc pouvait entendre ce qu’on lui disait.

— Le vieux Torritt est mort la semaine dernière, annonça-t-il au bout d’un moment. On était tous un peu tristes, mais après tout, il était très vieux, et il est mort comme ça, simplement. Je veux dire : il ne s’est pas fait manger, écraser, rien de ce genre.

La petite tribu de Masklinn avait jadis vécu sur un accotement d’autoroute, en lisière d’une campagne vallonnée et bondée de créatures qui raffolaient de gnome frais. L’idée de mourir du simple fait de ne plus être vivant représentait pour eux un concept nouveau.

— Alors, on l’a enterré au bord du champ de pommes de terre, assez profondément pour le mettre hors de portée de la charrue. Les gnomes du Grand Magasin n’ont pas encore bien maîtrisé le principe de l’enterrement, je crois. Ils ont l’impression que Torritt va germer, ou je ne sais quoi. À mon avis, ils confondent avec ce qu’on fait des graines. C’est parce qu’ils ont vécu dans le Grand Magasin, tu comprends. Tout est nouveau pour eux. Ils se plaignent toujours de manger de la nourriture qu’on a sortie de terre : ils ne trouvent pas ça naturel. Et ils prennent la pluie pour un système d’arrosage anti-incendie. À mon avis, ils confondent le monde avec un très Grand Magasin. Ahem.

Il considéra pendant un moment le cube impassible, se creusant la tête pour trouver autre chose à dire.

— Enfin, bref, ça signifie que Mémé Morkie est désormais la doyenne des gnomes, reprit-il. Donc, qu’elle a droit à sa place au Conseil, même si ce n’est qu’une femme. L’abbé Gurder a soulevé quelques objections, mais on lui a dit : Bon, d’accord, à toi de lui expliquer tout ça, et il a dit : Euh, non. Alors, elle y a droit. Ahem.

Il regarda ses ongles. La façon qu’avait le Truc d’écouter était assez déconcertante.

— L’hiver tracasse tout le monde. Hum. Mais on a engrangé des tas de patates, et il fait plutôt doux, ici, au fond. Cela dit, ils ont parfois des idées bizarres. Dans le Grand Magasin, ils racontent que, lorsque vient Fêtons Noël, il y a une grosse créature rouge qui passe. Elle s’appelle l’Épeire Noël. J’espère qu’elle ne nous a pas suivis jusqu’ici, en tout cas.

Il se gratta l’oreille.

— L’un dans l’autre, tout va bien se passer. Ahem.

Il se pencha en avant.

— Tu sais ce que ça signifie ? Quand on pense que tout va bien, c’est qu’une catastrophe inattendue va nous tomber dessus. Enfin, c’est mon opinion. Ahem.

Le cube noir réussit à présenter un aspect compréhensif.

— Tout le monde prétend que je m’inquiète trop. Je ne crois pas que ça soit possible, de trop s’inquiéter. Ahem.

Il réfléchit encore un peu.

— Ahem. Bon, je pense que c’est tout ce qu’il y a comme nouvelles, pour le moment.

Il souleva le Truc et le rangea dans sa petite niche.

Il se demanda s’il devait aborder le sujet de sa dispute avec Grimma. Mais c’était… bon… un sujet personnel.

Tout ça venait de ces livres. Il n’aurait jamais dû la laisser apprendre à lire, se farcir la tête de choses qu’elle n’avait aucun besoin de savoir Gurder avait raison, la cervelle des femmes avait bel et bien tendance à s’échauffer. Celle de Grimma semblait en ébullition permanente, ces temps-ci.

Il était allé lui demander : Bon, maintenant que la situation est plus ou moins rentrée dans l’ordre, il serait temps de se marier, comme le font les gnomes du Grand Magasin, avec l’Abbé qui marmonne quelques mots, et tout le tralala.

Et elle avait répondu qu’elle n’avait pas pris de décision.

Alors, il avait rétorqué que ça ne fonctionnait pas comme ça. Quand on vous disait que vous alliez vous marier, vous vous mariiez, c’était comme ça qu’on faisait.

Et elle avait déclaré : Plus maintenant.

Il était allé se plaindre auprès de Mémé Morkie. De sa part, il se serait attendu à un soutien. Elle était très respectueuse des traditions, Mémé. Il lui avait dit : Mémé, y a Grimma qui veut pas faire ce que je lui dis de faire.

Et Mémé avait répondu : Elle a bien raison. Si j’y avais pensé, moi non plus j’aurais pas fait ce qu’on me disait de faire, quand j’étais gamine.

Alors, il était allé se plaindre auprès de Gurder qui l’avait rassuré : Oui, c’est très mal, les filles doivent faire ce qu’on leur dit de faire. Et Masklinn lui avait dit : Ah, très bien, allez, vas-y, dis-lui. Et Gurder avait dit : Euh, ben, elle a un sacré caractère, il vaudrait peut-être mieux laisser tout cela décanter un peu, et puis c’est vrai, finalement, que les temps changent…