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La Gnomenclature, Échappatoires, Versets I-II

D’autres gnomes arrivèrent au galop des quatre coins du carreau de la carrière, Nisodème à leur tête, et une foule vint s’agglutiner autour du portail.

— Qu’est-ce qu’il s’est passé ? Qu’est-ce qu’il s’est passé ?

— J’ai tout vu, expliqua un gnome d’âge mûr. J’étais de garde, j’ai vu Dorcas et quelques autres gnomes grimper dans le camion. Ensuite, il s’est mis à rouler jusqu’en bas de la colline, et il a traversé la route et il est arrivé juste au milieu de la voie ferrée, et là… Et là…

— J’ai interdit tout commerce avec ces engins infernaux, proclama Nisodème. Et j’ai dit que nous allions arrêter… hum… de mettre des gens de garde, n’est-ce pas ? La seule garde d’Arnold Frères (fond. 1905) devrait suffire pour d’humbles gnomes !

— Oui… C’est-à-dire… Dorcas a dit qu’il pensait que ça ne ferait pas de mal, si on lui donnait un petit coup de main. Enfin, quelque chose comme ça, expliqua le gnome, mal à l’aise. Et il a dit…

— J’ai donné des ordres ! cria Nisodème. Vous allez tous m’obéir ! N’ai-je point arrêté le camion par la puissance d’Arnold Frères (fond. 1905) ?

— Non, répondit Grimma calmement. Ce n’est pas toi, c’est Dorcas. Il a placé des clous en travers du chemin.

Il y eut un silence immense, horrifié. En son centre, Nisodème blêmit lentement de rage.

— Menteuse ! hurla-t-il.

— Non, répéta Grimma d’une petite voix. C’est vrai. Il a fait plein de choses pour nous aider, et on ne lui a jamais dit ni s’il te plaît ni merci, et voilà : il est mort, maintenant.

En contrebas, sur la route, il y avait des sirènes et beaucoup de remue-ménage autour du train à l’arrêt. Des lumières bleues clignotaient.

Les gnomes étaient visiblement mal à l’aise. L’un d’entre eux demanda :

— Mais il est pas vraiment mort, quand même ? Pas pour de vrai. Je parie qu’il a sauté au dernier moment. Un vieux malin comme lui…

Grimma, désemparée, contemplait la foule. Elle y vit les parents de Nouty. C’était un couple tranquille, des gens placides. À peine si elle avait parfois échangé quelques mots avec eux. Maintenant, ils avaient le visage gris et ridé par l’inquiétude. Elle capitula.

— Oui, dit-elle, ils ont peut-être réussi à s’en sortir.

— Forcément, marmonna un autre gnome en feignant la bonhomie. Dorcas est pas du genre à mourir sans arrêt. Pas quand on a besoin de lui.

Grimma hocha la tête.

— Et maintenant, poursuivit-elle, je crois que même les humains vont se demander ce qui se passe. Ils vont vite comprendre d’où est venu le camion, et ils vont arriver ici. Ils ne seront sans doute pas très contents, à mon avis.

Mais Nisodème se pourlécha et déclara :

— Nous n’avons pas peur. Nous les affronterons et nous les défierons. Hum. Nous les traiterons par le mépris. Nous n’avons pas besoin de Dorcas, nous n’avons besoin de rien, sinon de notre foi en Arnold Frères (fond. 1905). Des clous, je vous demande un peu !

— En partant tout de suite, continua Grimma, vous devriez tous atteindre la grange, même à travers ce qui reste de la couche de neige. Je ne pense pas qu’on sera en sécurité dans la carrière, d’ici peu.

Quelque chose dans sa façon de s’exprimer troubla les gens. D’habitude, Grimma hurlait ou discutaillait. Cette fois-ci, elle parlait avec un calme parfait. Ça ne lui ressemblait pas du tout.

— Allez-y, dit-elle. Il faut partir tout de suite. Il faudra emporter toute la nourriture et le matériel possibles. Allons.

— Non ! hurla Nisodème. J’interdis à quiconque de bouger ! Croyez-vous qu’Arnold Frères (fond. 1905) va vous abandonner ? Hum. Je vous protégerai des humains.

En contrebas, une voiture coiffée de lumières clignotantes bleues émergea du désordre qui cernait le train, traversa la route principale et remonta le chemin à vitesse réduite.

— J’en appellerai à la puissance d’Arnold Frères (fond. 1905) pour écraser les humains ! tempêta Nisodème.

Les gnomes ne semblèrent pas vraiment réjouis. Arnold Frères n’avait jamais écrasé personne dans le Grand Magasin. Il s’était contenté de le fonder ; et il avait veillé à ce que les gnomes y passent des existences confortables et pas trop exténuantes. À part les panneaux qu’il avait placardés sur les murs, il ne s’était guère mêlé de leurs affaires. Et voilà qu’il se mettait à être tout le temps en colère, et qu’il écrasait les gens. C’était assez perturbant.

— Je me dresserai en ce point et je défierai les terribles laquais d’Ordre ! clama Nisodème. Je leur donnerai une leçon qu’ils n’oublieront pas de sitôt.

Le reste des gnomes garda le silence. Si Nisodème avait envie de rester debout face à une voiture, ils n’y voyaient aucune objection.

— Nous les défierons tous ! cria-t-il.

— Euh… Pardon ? fit un des gnomes.

— Mes frères, dressons-nous ici avec résolution, et montrons à Ordre que nous lui présentons un front uni d’opposition ! Hum. Si vous avez vraiment foi en Arnold Frères (fond. 1905), il ne vous arrivera rien !

Le feu clignotant avait désormais gravi la plus grande partie de la côte. Il ne tarderait pas à traverser l’espace dégagé en face du portail, où la grande chaîne pendait, impuissante, au bout du cadenas brisé.

Grimma ouvrit la bouche pour dire :Ne soyez pas stupides, bande d’idiots, Arnold Frères (fond. 1905) ne veut pas que vous vous mettiez devant des voitures. J’ai vu ce qui arrive quand un gnome traîne devant une voiture. Sa proche famille est obligée de l’enterrer dans une enveloppe.

Elle se préparait à dire tout cela mais se ravisa. Depuis des mois et des mois, on disait aux gnomes ce qu’il fallait faire. L’heure était peut-être venue d’arrêter.

Elle vit nombre de visages indécis dans la foule se tourner vers elle, et quelqu’un demanda :

— Qu’est-ce qu’il faut faire, Grimma ?

— Oui, renchérit un autre. C’est une Conductrice. Les Conducteurs savent toujours ce qu’il faut faire.

Elle leur sourit. Ce n’était pas un sourire très gai.

— Faites ce que vous estimez être le mieux, leur dit-elle.

On entendit un chœur de souffles coupés.

— Oui, d’accord, fit une voix, mais… euh… Nisodème prétend qu’on peut arrêter ce machin rien qu’en s’en croyant capables. C’est vrai ou pas ?

— Je n’en sais rien, dit Grimma. Peut-être y arriverez-vous. Moi, je sais que je n’en suis pas capable.

Elle tourna le dos et partit d’un pas vif vers les hangars.

— Serrez bien les rangs, ordonna Nisodème.

Il n’avait pas suivi les débats inquiets qui s’étaient déroulés dans son dos. Peut-être n’était-il plus capable d’entendre quoi que ce soit, à part les petites voix qui discutaient au plus profond de son crâne.

— Faites ce que vous estimez être le mieux, grommela un gnome. Tu parles d’un conseil !

Les centaines d’individus qui se tenaient assemblés là observèrent la voiture qui se rapprochait. Nisodème se tenait un peu en avant de la foule, les bras levés.

On n’entendait que le crissement des pneus sur le gravier.

Si un oiseau avait baissé les yeux vers la carrière dans les quelques secondes qui suivirent, il aurait eu la surprise de sa vie.

Enfin, non, probablement pas. Les oiseaux sont des créatures à l’intelligence assez limitée et ils ont suffisamment de mal à affronter le quotidien sans aller se préoccuper d’événements extraordinaires. Mais en supposant qu’il se soit agi d’un oiseau à l’intelligence inhabituellement développée – un mainate qui se soit échappé de sa cage, imaginons, ou un perroquet dérouté de plusieurs milliers de kilomètres par des vents extrêmement forts -, il se serait dit : Oh. Il y a un énorme trou dans cette colline avec, à l’intérieur, des petits hangars tout rouillés et, devant, une barrière.