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Et il y a une voiture avec une lumière bleue sur le dessus qui vient juste de franchir le portail de cette barrière. Et il y a des petites taches noires sur le sol devant elle. Une tache complètement immobile, en plein sur le passage de l’engin, et les autres, les autres…

Qui s’éparpillent et qui courent. Qui courent pour sauver leur vie.

On ne retrouva jamais Nisodème, bien qu’une équipe de gnomes à l’estomac bien accroché fût revenue bien plus tard pour fouiller les ornières et la boue.

Et c’est ainsi que se développa une rumeur : peut-être au dernier moment avait-il sauté de côté et attrapé une partie de la voiture pour s’y hisser, on ne sait comment. Et là, il avait attendu, trop humilié pour oser de nouveau regarder les autres gnomes en face, jusqu’à ce que la voiture rentre à son point d’origine. Là, il était descendu et il avait vécu le reste de son existence dans le calme, sans faire de vagues. C’était un brave gnome, à sa manière, disait-on. On pouvait lui reprocher pas mal de choses, mais il avait de la religion et il faisait ce qu’il croyait être bien. Donc, en toute justice, il avait dû être épargné et il était encore par là, quelque part, dans le monde.

C’est ce qu’ils se disaient entre eux, et ce qu’ils écrivirent dans la Gnomenclature.

Quant à ce que les gnomes pouvaient penser, dans les moments qui n’appartenaient qu’à eux, juste avant de s’endormir… Eh bien ! ça n’appartenait qu’à eux, justement.

Les humains tournaient à pas lourds autour du train et des vestiges du camion. Un grand nombre de véhicules étaient arrivés à ce qui, pour des humains, correspondait à une vive allure. La plupart portaient des lumières bleues sur le toit.

Les gnomes avaient appris à s’inquiéter des choses qui portaient des lumières bleues sur le toit.

La Land Rover des hommes de la carrière était là, elle aussi. Un des humains de la carrière était en train de montrer du doigt la carcasse du camion et de crier quelque chose aux autres. Il avait ouvert le logement du moteur, du moins de ce qu’il en restait, et indiquait du doigt l’endroit où la batterie manquait.

À côté de la voie ferrée, la brise faisait bruisser les longues herbes. Et une partie de ces herbes bruissa sans que la brise ait rien à y voir.

Dorcas avait eu raison. Là où passaient les humains, ils revenaient, immanquablement. La carrière leur appartenait. Les camions étaient garés devant les hangars et les humains étaient partout. Certains réparaient le grillage, d’autres débarquaient caisses et bidons des camions. Il y en avait même un dans le bureau du directeur, en train de faire du ménage.

Les gnomes étaient tapis où ils pouvaient, écoutant avec angoisse les bruits au-dessus de leur tête. Les cachettes assez grandes pour deux mille gnomes étaient rares, malgré leur taille réduite.

La journée fut très longue. Dans les ombres sous certains hangars, dans les ténèbres, derrière les caisses, et parfois même sur les poutres poussiéreuses, sous les toits de tôle, les gnomes la passèrent de leur mieux.

On évita certaines catastrophes de si peu qu’on n’aurait pas pu glisser une carte postale dans la marge de manœuvre.

Le vieux Mumby Confiseri et le gros de sa famille restèrent pétrifiés, clignant des yeux dans la lumière, lorsqu’un humain déplaça la vieille caisse déglinguée derrière laquelle ils étaient cachés. Seule une fuite précipitée vers l’abri d’une pile de boîtes de conserve les sauva. Ça et, bien sûr, le fait que les humains ne regardaient jamais de très près ce qu’ils faisaient.

Mais ce n’était pas le pire.

Le pire, c’était bien pire.

Les gnomes étaient assis dans le noir et dans le bruit, sans même oser parler, et ils sentaient leur monde disparaître autour d’eux. Non pas parce que les humains leur en voulaient, mais parce qu’ils n’avaient même pas remarqué leur présence.

Prenez l’électricité de Dorcas, par exemple. Il avait passé un temps fou à tordre des bouts de fil de fer pour les joindre et trouver un moyen sans danger de voler l’électricité à la boîte à fusibles. Un humain les retira sans même un battement de cils, farfouilla à l’intérieur avec un tournevis et installa un nouveau boîtier qui fermait à clé. Et ensuite, il remit le téléphone en marche.

Les gnomes du Grand Magasin avaient besoin d’électricité. Ils ne se souvenaient pas d’avoir connu un temps où ils vivaient sans. C’était une ressource naturelle, comme l’air. Et maintenant, ils se retrouvaient dans un monde de ténèbres éternelles.

La terreur continua. Au-dessus, les planches rugueuses du parquet tremblaient, laissant pleuvoir de la poussière et des échardes. Les bidons de métal sonnaient comme un orage. Le tintamarre des marteaux était incessant. Les humains étaient revenus et ils avaient l’intention de rester.

Mais ils finirent par partir quand même. Lorsque la lumière du jour fut presque entièrement lavée du ciel d’hiver, comme un acier devenu froid, certains humains remontèrent dans leurs voitures et redescendirent le chemin.

Ils firent une chose curieuse avant de s’en aller. Les gnomes durent se grimper les uns sur les autres pour dégager la zone quand une des lattes du parquet fut soulevée, dans le bureau du directeur. Une main immense passa à travers le trou pour déposer un petit plateau sur la terre battue en dessous du parquet. Puis la latte fut remise en place et les ténèbres retombèrent.

Les gnomes, assis dans le noir, se demandèrent pour quelle étrange raison les humains, après une telle journée, leur donnaient à manger.

Le plateau croulait sous la farine. Ce n’était pas grand-chose, comparé à la nourriture du Grand Magasin, mais pour des gnomes qui avaient passé le ventre creux toute une journée d’inconfort, elle embaumait littéralement.

Deux des plus jeunes gnomes s’en approchèrent à quatre pattes. L’odeur était ensorcelante.

L’un d’eux s’empara d’une poignée de substance.

— Ne mange pas ça !

Grimma se fraya un chemin à travers les corps pressés les uns contre les autres.

— Mais ça sent tellement… chevrota un des gnomes.

— Tu as déjà senti cette odeur avant ? demanda-t-elle.

— Ben, non…

— Alors, tu ne sais pas si c’est bon à manger ou pas. Écoute. Je connais ce genre de produit. Là où… là où je vivais, dans le terrier… il y avait un endroit en bordure de route, où les humains venaient manger, et parfois, on trouvait du produit comme ça dans les poubelles à l’arrière du bâtiment. Si tu en manges, ça va te tuer !

Les gnomes contemplèrent l’innocent petit plateau. De la nourriture qui tuait ? Quelle idée invraisemblable !

— Je me souviens, une fois, dans le Grand Magasin, on avait mangé de la viande en boîte, intervint un gnome chenu. Ça nous a donné à tous un vilain mal de ventre, j’m’en souviens.

Il jeta à Grimma un regard plein d’espoir. Elle secoua la tête.

— Ce n’est pas la même chose. On trouvait des cadavres de rats autour. Ils ne mouraient pas de façon très agréable, ajouta-t-elle, frémissant à ce souvenir.

— Oh !

Les gnomes contemplèrent à nouveau le plateau. Et ils entendirent cogner au-dessus d’eux.

Un humain était resté dans la carrière.

Il était assis sur la vieille chaise pivotante, dans le bureau du directeur, et il lisait un grand papier.