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Par un nœud du bois situé presque au niveau du sol, les gnomes l’épiaient avec attention. On voyait des chaussures énormes, d’interminables pans de pantalon, la chaîne montagneuse d’une veste et, tout là-haut, le lointain reflet de l’ampoule électrique sur une cime dégarnie.

Au bout d’un long moment, l’humain posa les papiers et tendit la main vers le bureau à côté de lui. Les gnomes à l’affût aperçurent un paquet de sandwiches plus haut qu’eux, et une bouteille Thermos qui fumait quand on l’ouvrit et qui emplit la cabane d’une bonne odeur de soupe.

Ils redescendirent faire leur rapport à Grimma. Elle était assise à côté du plateau de nourriture et avait ordonné à six des gnomes les plus âgés et les plus raisonnables de monter la garde pour empêcher les enfants d’approcher.

— Il ne fait rien, lui dit-on. Il est simplement assis là. Nous l’avons vu jeter un coup d’œil par la fenêtre, une ou deux fois.

— Alors, il va passer toute la nuit ici, conclut Grimma. Je suppose que les humains se demandent qui est à l’origine de tous leurs problèmes.

— Mais qu’est-ce qu’on va faire ?

Grimma resta assise, le menton posé sur les mains.

— Il y a les grands hangars en ruine de l’autre côté de la carrière, finit-elle par dire. Nous pourrions aller là-bas.

— Dorcas dit… Dorcas disait que c’était très dangereux, dans ces vieux hangars, risqua un gnome. À cause de toutes les saletés qui traînent et tout ça. Très dangereux, il disait.

— Plus dangereux qu’ici ? demanda Grimma avec un vague reliquat de son ancien ton sarcastique.

— Remarque pertinente.

— M’dame, s’il vous plaît ?

C’était une des jeunes gnomettes. Elles étaient toutes pétrifiées devant Grimma, à cause de cette façon qu’elle avait d’enguirlander les hommes et de savoir lire mieux que n’importe qui. Celle-ci tenait un bébé dans ses bras et ponctuait la fin de chaque phrase par une courbette.

— Qu’y a-t-il, Sorritt ? demanda Grimma.

— M’dame, s’il vous plaît, les enfants ont très faim. Il n’y a rien de bon à manger, ici, vous comprenez, m’dame.

Elle jeta à Grimma un regard implorant.

Grimma hocha la tête. Les provisions étaient stockées dans les profondeurs des autres hangars, pour ce qu’il en restait. Le principal magasin de patates avait été découvert par quelques humains, ce qui expliquait peut-être pourquoi ils avaient mis du poison. De toute façon, pas question d’allumer un feu, et il n’y avait pas de viande. Personne n’était allé chasser sérieusement depuis des jours, parce que Arnold Frères (fond. 1905) veillait à tout, selon Nisodème.

— Dès qu’il fera jour, je crois que tous les chasseurs disponibles devraient sortir, annonça Grimma.

Ils y réfléchirent. L’aube était encore bien loin. Pour un gnome, une nuit était aussi longue que trois jours complets…

— Il y a beaucoup de neige, fit un gnome. Ça signifie qu’on ne manquera pas d’eau.

— Nous pourrons éventuellement nous passer de nourriture, mais pas les enfants, objecta Grimma.

— Ni les vieux, intervint une autre voix. Il va de nouveau geler, cette nuit. Nous n’avons pas d’électrique, et on ne peut pas faire du feu dehors.

Ils considérèrent d’un air morose la terre battue à leurs pieds.

Quant à Grimma, elle était en train de se dire : ils ne se chamaillent pas. Ils ne ronchonnent pas. La situation est si grave qu’ils ne se disputent plus, et qu’ils ne s’accusent plus mutuellement.

— Très bien, reprit-elle à haute voix. Et à votre avis, que devrions-nous faire ?

11

I. Nous surgirons des boiseries.

II. Nous émergerons des parquets.

III. Ils regretteront de nous avoir vus.

La Gnomenclature, Épître aux Humains, Versets I-III

L’humain abaissa son journal et tendit l’oreille.

Il entendait un bruissement dans les murs. Un grattement sous le plancher.

Ses yeux se tournèrent vers la table à côté de lui.

Un groupe de créatures minuscules halaient son paquet de sandwiches le long de la table. L’humain cligna des yeux.

Puis il rugit et tenta de se mettre debout, et ce ne fut que presque redressé qu’il s’aperçut que ses pieds étaient très solidement attachés aux pieds de la chaise.

Il s’écroula en avant. Une horde de petites créatures, si rapides qu’il les voyait à peine, émergea de sous la table pour donner l’assaut et ficela ses bras tendus en avant à l’aide d’une longueur de vieux fil électrique. En quelques secondes, il se retrouva ligoté entre les meubles, de façon maladroite mais tout à fait efficace.

Ils virent ses gros yeux rouler avec fureur. Il ouvrit la bouche et meugla quelque chose à leur adresse. Des dents grandes comme des assiettes jaunies claquaient dans leur direction.

Le fil tint bon.

Les sandwiches s’avérèrent être au fromage et à la sauce piquante, et la Thermos, quand ils réussirent à en dévisser le bouchon, se révéla remplie de bouillon.

— De la nourriture du Grand Magasin, se dirent-ils les uns aux autres, de la bonne nourriture comme dans le Grand Magasin, comme celle qu’on mangeait avant.

Ils envahirent la pièce par toutes les crevasses et tous les trous de souris. Il y avait un feu électrique à côté de la table et ils s’assirent en rangées solennelles devant l’incandescente barre rouge, ou se promenèrent dans le bureau bondé.

— On a réussi, exactement comme dans Les Voyages de Pull-over. Plus grands ils sont, plus dure sera la chute !

Une suggestion populaire auprès de certains exigeait qu’ils tuent l’humain, dont les yeux affolés les suivaient dans tous leurs déplacements. C’est à ce moment-là qu’ils découvrirent la boîte.

Elle était posée sur une étagère. Elle était jaune. Elle portait sur le devant l’image d’un rat avec une expression pas vraiment ravie. Elle s’ornait également des mots RATATINOR en grosses lettres rouges. Au dos…

Grimma plissa le front en essayant de déchiffrer les mots en plus petits caractères imprimés sur le dos de la boîte.

— Ça dit : Ils En Goûtent Une Fois Mais Ne Reviennent Jamais ! dit-elle. À ce qu’il paraît, ça contient du Polydichlorométhylindon 4, allez savoir ce que c’est. Débarrasse la Maison de toutes les…

Elle s’arrêta.

— De toutes les quoi ? demandèrent les gnomes qui l’écoutaient. De toutes les quoi ?

Grimma baissa le ton.

— Ça dit : Débarrasse la Maison de toutes les Nuisances et de la Vermine en un Clin d’Œil ! C’est du poison. Voilà ce qu’ils ont mis sous le parquet.

Le silence qui suivit fut noir de colère. Les gnomes avaient élevé beaucoup d’enfants dans la carrière. Ils avaient des idées bien arrêtées sur le poison.

— On devrait forcer l’humain à en manger, déclara l’un d’eux. Lui remplir la bouche de Polyglodingdong je ne sais quoi. Des nuisances et de la vermine !

— Je crois qu’ils nous prennent pour des rats, expliqua Grimma.

— Alors, dans ce cas, ça excuse tout, n’est-ce pas ? lança un gnome avec une ironie dévastatrice. Les rats sont de braves types. On n’a jamais eu de problèmes avec eux. Y a aucune raison d’aller leur donner de la nourriture empoisonnée.

De fait, les gnomes s’entendaient très bien avec les rats, sans doute parce que le chef de ces animaux était Bobo, qui avait été l’animal de compagnie d’Angalo au temps où il vivait dans le Grand Magasin. Les deux espèces se traitaient avec la camaraderie distante de créatures qui pouvaient, si l’occasion se présentait, se dévorer mutuellement mais qui avaient décidé de ne pas le faire.