— Ouais, les rats nous remercieraient de les débarrasser d’un humain, poursuivit-il.
— Non, dit Grimma. Non. Je pense qu’il ne faut pas faire ça. Masklinn a toujours dit qu’ils sont presque aussi intelligents que nous. On n’empoisonne pas des créatures intelligentes.
— Ils ne se sont pas gênés pour essayer !
— Ce ne sont pas des gnomes. Ils ne savent pas se conduire convenablement. Et puis, soyez raisonnables. Il viendra d’autres humains demain matin. S’ils trouvent l’un des leurs mort, on va avoir beaucoup d’ennuis.
L’argument avait du poids. Mais ils s’étaient montrés à un humain. Aucun gnome ne se souvenait que la situation se fût déjà présentée. Ils y avaient été contraints ; c’était ça ou mourir de faim et de froid, mais personne ne savait où tout ça finirait. Il était un peu plus facile de prédire comment ça finirait. Mal, sans doute.
— Allez ranger ça à un endroit où les rats ne risquent pas de tomber dessus, conseilla Grimma.
— Ben moi, je trouve qu’on devrait lui en faire goûter juste un peu… commença quelqu’un.
— Non ! Emportez-moi ça. Nous allons passer le reste de la nuit ici. Ensuite, on s’en ira avant que le jour se lève.
— Bon, d’accord, si tu le dis. Mais j’espère qu’on n’aura pas à s’en repentir plus tard, c’est tout.
Les gnomes emportèrent l’abominable boîte.
Grimma alla jusqu’à l’endroit où l’humain était couché. Il était bien ligoté, maintenant, et aurait été incapable de bouger le petit doigt. Il ressemblait exactement à l’image de Pull-over, enfin, Truc, là, sauf que les gnomes avaient utilisé des matériaux dont leurs congénères n’avaient jamais entendu parler à leur époque, c’est-à-dire des tas de fils électriques. C’était beaucoup plus résistant que de la corde. Et ils étaient nettement plus en colère. Pull-over n’avait pas conduit un énorme camion partout chez les autres gnomes, et il n’avait pas été déposer du poison pour les rats.
Les gnomes avaient fouillé les poches de l’humain et empilé leur contenu par terre. Figurait notamment un immense carré de tissu blanc, qu’un groupe de gnomes était parvenu à attacher en travers de la bouche du prisonnier après que ses meuglements eurent fini par devenir insupportables à tout le monde.
Maintenant, ils mangeaient des bouts de sandwich et observaient ses yeux.
Les humains ne peuvent pas comprendre les gnomes. Leurs voix sont trop rapides, trop aiguës, comme le piaulement des chauves-souris. C’est probablement aussi bien.
— Moi, je dis qu’on devrait trouver quelque chose de pointu et le lui rentrer dans le lard, fit un gnome. Dans toutes les parties charnues.
— On pourrait lui faire des choses avec des allumettes, suggéra une dame gnome, à la grande surprise de Grimma.
— Et des clous, renchérit un gnome d’âge mûr.
L’humain gronda derrière son bâillon et il tira sur ses liens.
— On pourrait lui arracher les cheveux, ajouta la dame gnome. Et ensuite, on…
— Eh bien ! allez-y faites-le, intervint Grimma. Il est là, juste en face de vous. Faites ce que vous avez envie de faire.
— Qui, moi ? (La dame gnome recula.) Je ne… Pas moi ! Je ne parlais pas de moi. Je voulais dire… Enfin, nous tous, quoi. La gnomité.
— C’est bien ce que je disais, repartit Grimma. La gnomité est composée de gnomes, c’est tout. D’ailleurs, ce n’est pas bien de faire du mal aux prisonniers. J’ai lu ça dans un livre. On appelle ça la Convention de Genève. Quand on a des gens en son pouvoir, on n’a pas le droit de leur faire du mal.
— Je dirais plutôt que c’est le moment idéal, rétorqua un gnome. Leur taper dessus quand ils ne peuvent pas riposter, voilà ce qu’il faut faire. Et puis, c’est pas comme si les humains étaient des personnes réelles.
Il recula en traînant les pieds malgré tout.
— Quand même… c’est curieux, lorsqu’on regarde leur visage de près, fit la dame gnome en inclinant la tête de côté, ils nous ressemblent beaucoup. En plus grand, c’est tout.
Un des gnomes inspecta les yeux effarés de l’humain.
— Qu’est-ce qu’il a le nez poilu ! jugea-t-il. Et les oreilles, aussi !
— C’est répugnant, dit la dame.
— Quand on les voit avec ces énormes nez, on aurait presque envie de les plaindre.
Grimma contempla les yeux de l’humain. Je me demande… pensa-t-elle. Ils sont plus grands que nous, ils doivent donc avoir de la place pour ranger un cerveau. Et ils ont des yeux énormes. Ils ont bien dû nous voir une fois ? Masklinn dit que nous sommes là depuis des milliers d’années. Durant tout ce temps, les humains ont bien dû nous rencontrer.
Ils ont dû savoir que nous étions des personnes réelles. Mais dans leur tête, ils ont fait de nous des farfadets. Peut-être parce qu’ils ne voulaient pas partager leur monde avec nous.
L’humain la regardait, aucun doute.
Le partage est-il possible ? s’interrogeait-elle. Ils vivent dans un grand monde lent ; nous, dans un petit monde rapide. Nous ne pouvons pas nous comprendre. Ils ne sont même pas capables de nous voir, sauf si nous restons immobiles, comme moi en ce moment. Nous nous déplaçons trop vite pour eux. Ils ne croient pas à notre existence.
Elle leva les yeux vers les grandes prunelles terrorisées.
Nous n’avons jamais tenté de… C’était quoi le mot ? De communiquer avec eux auparavant. Pas comme il faut. Pas comme si c’étaient de vraies personnes, vraiment douées de raison. Comment leur dire que nous existons bien et que nous sommes vraiment là ?
Mais peut-être que lorsqu’on est couché par terre, ligoté par de petits êtres qu’on voit à peine et auxquels on ne croit pas, le moment est mal choisi pour commencer à communiquer.
On devrait peut-être remettre ça à une autre fois. Pas de panneaux, pas de cris, rien qu’une tentative pour essayer de se faire comprendre d’eux.
Et si on y parvenait ? Ça ne serait pas extraordinaire ? Ils pourraient faire les gros travaux lents à notre place, et nous, on pourrait faire… oh, des petits trucs rapides. De petites besognes minutieuses dont leurs gros doigts sont incapables… mais pas question de peindre des fleurs ou de réparer leurs chaussures.
— Grimma ? Faut que tu voies ça, Grimma, dit une voix derrière elle.
Les gnomes étaient rassemblés autour d’un fouillis blanc sur le sol.
Ah oui. L’humain regardait un de ces grands bouts de papier.
Les gnomes l’avaient étalé par terre. Il ressemblait beaucoup au premier qu’ils avaient vu, sauf que celui-ci s’appelait TOUTES LES NOUVELLES EN EXCLUSIVITÉ DANS LE BLACKBURY EVENING POST & GAZETTE. Il y avait d’autres grandes et grosses lettres, presque aussi grandes qu’une tête de gnome.
Grimma secoua la sienne en tentant d’en décrypter le sens. Elle comprenait très bien les livres, à son avis, mais les journaux semblaient s’exprimer dans un autre idiome. Ce n’étaient que tragédies, rebondissements et images floues où des humains tout sourire se secouaient la main (GALA DE BIENFAISANCE : 455 LIVRES POUR SOUTENIR L’HÔPITAL). Chaque mot pris séparément ne présentait aucune difficulté, mais une fois assemblés, soit ils ne voulaient plus rien dire, soit c’était quelque chose de parfaitement invraisemblable (LA CRÈCHE MUNICIPALE BÂTIE GRÂCE À DES POTS-DE-VIN).
— Non, c’est là, intervint un des gnomes, cette page-là. Regarde ces mots, ce sont les mêmes que la dernière fois, regarde ! Ça parle de Richard Quadragénaire !