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— Je crois qu’il vaut mieux que tu restes à l’intérieur, Mémé, dit doucement Grimma.

— Me joue pas les soyons-gentils-avec-les-vieux, ma petite, rétorqua Mémé en ponctuant ses mots de petits coups de canne. Je pataugeais dans la neige profonde alors que t’étais pas encore en projet. (Elle se retourna vers le reste de la population.) C’est un jeu d’enfant, si on fait preuve de bon sens et qu’on crie un bon coup pour que tout le monde sache où on est. J’ai aidé à rechercher mon tonton Jo alors que j’avais même pas un an, clama-t-elle fièrement. Y avait de la neige, oh ! une vraie saleté. Elle était tombée tout d’un coup, pendant que les hommes étaient à la chasse. Et mon tonton, on l’a retrouvé. Presque entier, en plus.

Grimma se hâta d’interrompre :

— Bon, bon, d’accord, Mémé. (Elle jeta un coup d’œil vers les autres.) Bien. Bon, nous, nous y allons.

Une quinzaine de gnomes finirent par les accompagner, dont une grande partie par pure honte.

Dans la lumière jaune sortant du hangar, les flocons de neige paraissaient très beaux. Mais le temps qu’ils touchent terre, ils étaient devenus vraiment détestables.

Les gnomes du Grand Magasin haïssaient cordialement la neige du Dehors. Dans le Grand Magasin aussi, il y avait de la neige, qu’on vaporisait sur les objets aux alentours du Fêtons Noël. Mais elle n’était pas froide. Et les flocons de neige étaient de grandes et magnifiques décorations qu’on suspendait au plafond par un fil. Rien à voir avec ces horreurs qui semblaient tout à fait tolérables quand elles flottaient, mais se changeaient en machin glacé et mouillé qu’on laissait traîner par terre.

La neige leur arrivait déjà jusqu’aux genoux.

— Ce qu’il faut faire, expliqua Mémé Morkie, c’est soulever les pieds très haut et les laisser retomber très fort. Un jeu d’enfant.

La lumière du hangar éclairait la carrière, mais le chemin était un tunnel de ténèbres qui débouchait sur la nuit.

— Déployez-vous, dit Grimma. Mais restez groupés.

— Déployez-vous mais restez groupés ! bougonnèrent-ils.

Un gnome plus âgé leva la main.

— La nuit, y a pas de rouges-gorges, par hasard ? demanda-t-il avec circonspection.

— Mais non, bien sûr que non, répondit Grimma.

— Évidemment que non, y a pas de rouges-gorges la nuit, niquedouille, ajouta Mémé Morkie.

Ils parurent soulagés.

— Non, mais par contre, y a des renards, ajouta Mémé, qui parut très fière d’elle-même. Y sont énormes. Par un froid comme ça, ils ont la fringale. Et y a peut-être des hiboux, aussi. (Elle se gratta le menton.) C’est des malins, les hiboux. On les entend jamais avant qu’ils vous soient presque tombés dessus. (Elle flanqua un bon coup de canne contre le mur.) Ouvrez bien l’œil, vous autres. Bon pied, bon œil. À moins que vous soyez comme mon tonton Jo – c’est un renard qui le lui a pris, son bon pied, il a fallu lui mettre une jambe de bois. Il était furieux, je vous dis pas.

Les encouragements de Mémé Morkie avaient toujours le don de faire avancer les gens. Tout, plutôt que de rester sur place à se laisser encourager.

Les flocons de neige s’amassaient sur les herbes et les fougères desséchées en bordure du chemin. De temps en temps, un paquet se détachait, pour tomber parfois sur le chemin, souvent sur les gnomes qui progressaient à grand-peine. Ils sondaient les monticules de neige et jetaient des coups d’œil peu convaincus dans les cavités sombres sous la haie, tandis que les flocons continuaient de tomber dans un silence doux et cassant. Rouges-gorges, hiboux et autres terreurs du Dehors hantaient chaque ombre.

Finalement, la lumière s’évanouit dans leur dos et ils n’avancèrent plus qu’à la seule lueur de la neige. Parfois l’un d’entre eux lançait un appel, doucement, et tous tendaient l’oreille.

Il faisait très froid.

Brusquement, Mémé Morkie s’arrêta.

— Un renard, annonça-t-elle. Je le sens. On peut pas se tromper sur les renards. Ça empeste.

Ils se regroupèrent tous et scrutèrent les ténèbres avec appréhension.

— Remarquez, il est peut-être plus là, ajouta Mémé. Ça reste longtemps sur place, l’odeur.

Ils se détendirent un peu.

— Franchement, Mémé ! grommela Grimma.

— J’essayais simplement de me rendre utile, rétorqua Mémé Morkie en reniflant. Si vous trouvez que je sers à rien, vous gênez pas, faut me le dire.

— Nous nous y prenons mal, décida Grimma. C’est Dorcas que nous cherchons. Il ne va pas rester à découvert. Il sait qu’il y a des renards. Il a dû dire aux garçons de trouver un abri aussi sûr que possible.

Le père de Nouty s’avança.

— Si on regarde d’où tombe la neige, suggéra-t-il d’une voix hésitante, on peut voir que le ventilateur la chasse par là (il indiqua du doigt une direction), et donc, elle s’accumule davantage sur ce côté-ci des choses que sur l’autre. Alors, ils ont sans doute cherché à s’éloigner le plus possible du ventilateur, non ?

— On appelle ça le vent, dehors, corrigea aimablement Grimma. Mais vous avez raison. Ce qui signifie… (elle contempla les fourrés)… qu’ils se trouvent de l’autre côté de la haie. Dans le champ, contre l’accotement. Venez.

Ils grimpèrent à travers les piles de feuilles mortes et de brindilles dégoulinant d’eau jusqu’au champ de l’autre côté.

Le pré était lugubre. Quelques brins d’herbe sèche se hissaient au-dessus de la désolation interminable de la neige. Plusieurs gnomes laissèrent échapper un gémissement.

C’est la taille du champ, songea Grimma. La carrière ne leur pose pas de problèmes, pas plus que les fourrés au-dessus ou même le chemin, parce que tout est en grande partie enclos, et qu’on peut s’imaginer entouré par des sortes de murs. Mais ici, c’est trop grand pour eux.

— Restez à proximité de la haie, dit-elle avec plus de bonne humeur qu’elle n’en ressentait. Il y a moins de neige par là.

Ô Arnold Frères (fond. 1905), pensa-t-elle, Dorcas ne croit pas en vous, et moi pas davantage, mais si vous pouviez vous débrouiller pour exister juste assez longtemps pour qu’on les retrouve, nous vous serions tous très reconnaissants. Et peut-être que vous pourriez arrêter la neige et veiller à ce que nous rentrions tous à la carrière, et ça, ça nous aiderait beaucoup.

Quelle idiote ! se dit-elle. Masklinn a toujours dit que s’il existait un Arnold Frères, il était comme qui dirait dans notre tête, et qu’il nous aidait à réfléchir.

Elle s’aperçut qu’elle fixait la neige.

Pourquoi y a-t-il un trou dedans ? se demanda-t-elle.

12

IV. Nous n’avons nulle part où aller et il nous faut partir.

La Gnomenclature, Issues de Secours,
Chapitre 3, Verset IV

— Des lapins, je me suis dit, expliqua-t-elle.

Dorcas lui tapota la main.

— Bien joué, fit-il d’une voix faible.

— Nous étions sur le chemin, après le départ de Sacco, expliqua Nouty, et il commençait à faire vraiment froid, alors Dorcas nous a dit de l’amener de l’autre côté de la haie et on a dit (ben, c’est moi, en fait) : On voit parfois des lapins dans le champ, et lui, il a dit : Trouvez-moi un terrier de lapin. Alors on l’a fait. On a cru qu’on allait passer toute la nuit là-dedans.

— Ouille, gémit Dorcas.

— Arrête de faire l’intéressant, je ne t’ai pas fait mal du tout, jeta Mémé Morkie en examinant sa jambe. Rien de cassé, mais c’est une belle foulure.