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Les gnomes du Grand Magasin inspectaient le terrier avec intérêt et une certaine approbation. C’était très agréablement confiné.

— Vos ancêtres ont probablement vécu dans des endroits comme ça, leur dit Grimma. Il y avait des étagères et divers machins, bien entendu.

— Très joli, jugea un des gnomes. Douillet. On aurait presque l’impression de se trouver sous un parquet.

— Ça pue un peu, cela dit, fit remarquer un autre.

— Ça, c’est l’odeur de lapin, expliqua Dorcas avec un signe de tête en direction des ténèbres du fond. Je ne crois pas qu’un renard se risquerait à attaquer face à un tel nombre d’entre nous. Après tout, les renards du coin nous connaissent. Si on mange un gnome, on en meurt : ils ont appris la leçon.

Les gnomes traînèrent un peu les semelles par terre. Oh, bien sûr, c’était vrai. Le problème, cependant, c’est que celui qui le regretterait le plus serait celui qu’on aurait croqué. Savoir que le renard allait passer un sale quart d’heure par la suite ne le consolerait pas totalement.

En plus, ils avaient froid, ils étaient trempés, et le terrier, même s’il n’aurait pas semblé très alléchant quand ils étaient dans la carrière, paraissait soudain beaucoup plus attrayant que l’horrible nuit de Dehors. Ils avaient passé en revue une dizaine de terriers de lapin en appelant dans le noir, avant d’entendre la voix de Nouty leur répondre.

— Je ne crois vraiment pas qu’il faille s’inquiéter, dit Grimma. Les renards apprennent très vite. N’est-ce pas, Mémé Morkie ?

— Hein ?

— Je disais à tout le monde que les renards apprenaient très vite, insista Grimma.

— Oh, oui. Ça, pas de doute. Ils sont capables de faire un long détour pour croquer quelque chose quand ça leur plaît, les renards. Surtout quand il fait froid.

— Ce n’est pas ce que je voulais dire ! Pourquoi faut-il toujours que tu voies le mauvais côté des choses ?

— Ça n’était absolument pas mon intention, répliqua Mémé Morkie en reniflant un bon coup avec hauteur.

— Il faut rentrer, décréta Dorcas. La neige ne va pas disparaître d’un seul coup. Je pourrai avancer sans problème si quelqu’un me soutient.

— On peut bricoler un brancard, proposa Grimma. Mais ce n’est pas comme s’il y avait grand-chose vers quoi retourner.

— Nous avons vu les humains remonter le chemin, dit Nouty, mais nous avons été obligés d’aller jusqu’au tunnel des blaireaux. Seulement, il n’y avait pas de sentier praticable. Ensuite, on a essayé de couper à travers champs en bas, mais c’était une mauvaise idée, ils ont tous été labourés. On n’a rien eu à manger, ajouta-t-elle.

— Ne vous attendez pas à grand-chose, en ce cas, lui répondit Grimma. Les humains ont emporté la plus grosse partie de nos provisions. Ils nous prennent pour des rats.

— C’est pas une mauvaise chose, jugea Dorcas. Quand on était dans le Grand Magasin, on les encourageait à le penser. Ils posaient des pièges. Lorsque j’étais gamin, on allait chasser le rat dans la cave et on mettait les cadavres dans les pièges.

— Maintenant, ils se servent de nourriture empoisonnée.

— Ça, c’est pas bon.

— Allons, on va te ramener.

Dehors, il neigeait toujours, mais de façon clairsemée, comme si les derniers flocons en stock étaient bradés. Il y avait une mince ligne rouge à l’est – pas l’aube, mais la promesse de l’aube. Elle n’était pas très réconfortante. Quand le soleil se lèverait enfin, il se trouverait emprisonné derrière des barreaux de nuages.

Ils brisèrent quelques branches dans les fourrés afin de confectionner pour Dorcas une chaise grossière, que porteraient quatre gnomes. Il ne s’était pas trompé en parlant de l’abri de la haie. La neige n’était pas très épaisse, ce que compensait un tapis de feuilles mortes, de branchettes et de débris. On y progressait avec lenteur.

Ça doit être formidable d’être humain, se dit Grimma tandis que des épines grandes comme son bras lui déchiraient la robe. Masklinn avait bien raison : ce monde est vraiment fait pour eux. Il est à leur taille. Ils peuvent aller n’importe où, faire ce qu’ils veulent. Nous croyons accomplir quelque chose, alors que nous occupons simplement les coins abandonnés de leur monde, leurs dessous de parquets, à chaparder des affaires.

Les autres gnomes progressaient dans un silence las. À part le bruissement des pieds dans la neige et les feuilles, on n’entendait que les grignotements de Mémé Morkie. Elle avait trouvé quelques baies d’églantier qu’elle dégustait avec toutes les marques de la satisfaction. Elle en avait proposé à la cantonade, mais les autres gnomes les avaient trouvées amères et désagréables.

— Sans doute un goût acquis, marmonna-t-elle en jetant un regard courroucé à Grimma.

Que nous devrions probablement acquérir, pensa Grimma en ignorant le regard vexé de Mémé. Notre seul espoir est de nous séparer et de quitter la carrière par petits groupes, dès qu’on sera rentrés. Aller nous installer dans la campagne, recommencer à vivre dans des terriers de lapins et à manger ce qu’on peut trouver. Quelques groupes survivront peut-être à l’hiver, quand les plus vieux seront morts.

Et il faudra dire adieu à l’électricité, adieu à la lecture, adieu aux bananes…

Mais moi, j’attendrai dans la carrière jusqu’au retour de Masklinn.

— Allons, un sourire, ma petite, lança Mémé Morkie pour être aimable. Ne fais pas cette tête d’enterrement. Ça n’arrivera peut-être jamais, crois-moi.

Même Mémé fut choquée quand Grimma la regarda avec un visage d’où toute couleur avait disparu. La jeune femme ouvrit et ferma plusieurs fois la bouche sans rien dire.

Puis elle se ratatina, très lentement, tomba à genoux et se mit à sangloter.

C’était le bruit le plus stupéfiant qu’ils aient jamais entendu. Grimma criait, protestait, houspillait et ordonnait. L’entendre pleurer n’était pas normal. Le monde semblait avoir basculé sens dessus dessous.

— J’ai simplement essayé de lui remonter le moral, marmonna Mémé Morkie.

Gênés, les gnomes faisaient cercle autour d’elle. Personne n’osait s’approcher de Grimma. On ne savait pas ce qui pouvait se passer. Si on essayait de lui tapoter l’épaule en disant Allons, allons, tout pouvait arriver. Elle pouvait vous arracher la main d’un coup de dents, par exemple.

Dorcas regarda les gnomes qui l’entouraient, poussa un soupir et descendit avec précaution de sa chaise improvisée. Il boitilla jusqu’à Grimma, s’accrochant à une branche épineuse pour s’aider.

— Tu nous as retrouvés, on rentre à la carrière, tout va bien, lui dit-il pour la consoler.

— Non ! Il va falloir déménager ! sanglota-t-elle. Tu aurais mieux fait de rester dans ton terrier ! Tout va de travers !

— Eh bien ! j’aurais pensé…

— On n’a plus de nourriture, on ne peut pas arrêter les humains, on est prisonniers, dans la carrière et j’ai essayé de garder tout le monde ensemble mais maintenant, tout est allé de travers !

— On aurait dû se réfugier dans la grange dès le début, fit Nouty.

— C’est encore faisable, dit Grimma. Tous les jeunes pourraient y arriver. Partir le plus loin possible d’ici !

— Mais les enfants ne pourraient pas réussir une telle marche, et les vieux seraient incapables de franchir toute cette neige, dit Dorcas. Tu le sais bien. Tu es en train de céder au désespoir.

— On a tout essayé ! La situation n’a fait qu’empirer ! On croyait que la vie au-Dehors serait merveilleuse, et tout s’est écroulé !

Dorcas lui adressa un long regard indéchiffrable.