Выбрать главу

— Autant laisser tomber tout de suite, dit-elle. Autant laisser tomber et mourir ici.

Un silence horrifié tomba.

Ce fut Dorcas qui le brisa.

— Euh… dit-il. Euh… tu en es sûre ? Tu en es vraiment certaine ?

Le ton de sa voix fit lever les yeux à Grimma.

Tous les gnomes regardaient, pétrifiés.

Un renard les observait.

Ce fut un de ces instants où le Temps se fige. Grimma pouvait voir la lueur verdâtre dans les prunelles du renard, et le nuage de son haleine. Il avait la langue pendante.

Il avait l’air surpris.

Il était nouveau dans le coin et n’avait jamais vu de gnomes. Son esprit pas très sophistiqué essayait d’appréhender le fait que la forme des gnomes (deux bras, deux jambes, une tête sur le dessus) était celle qu’il associait aux humains et qu’il avait appris à éviter, mais que leur taille était celle qu’il avait toujours associée au concept une bouchée.

Les gnomes étaient cloués sur place par la terreur. Inutile d’essayer de s’enfuir. Pour vous courir après, un renard disposait du double de jambes. On finirait mort tout pareil, mais au moins, on ne serait pas mort et essoufflé.

Il y eut un grondement.

Au grand étonnement des gnomes, c’était Grimma qui grognait.

Elle s’empara de la canne de Mémé Morkie, avança d’un pas résolu et flanqua un coup sur la truffe du renard avant qu’il ait pu l’esquiver. Il jappa et cligna des yeux avec un air bête.

— Fiche le camp ! cria-t-elle. De quel droit es-tu ici ?

Elle frappa à nouveau. Il recula vivement la tête. Grimma fit un nouveau pas en avant et lui administra un revers sur le museau.

Le renard parvint à une décision. On trouvait des lapins un peu plus loin, le long de la haie, ça ne faisait pas le moindre doute. Les lapins ne ripostaient jamais. Il préférait nettement les lapins.

Il poussa un petit gémissement, recula, les yeux rivés sur Grimma, puis il s’éclipsa dans les ténèbres.

Les gnomes respirèrent à nouveau.

— Eh ben dis donc ! fit Dorcas.

— Désolée, mais je ne supporte pas les renards, expliqua Grimma. Et Masklinn disait qu’il fallait leur montrer qui commandait.

— Ce n’était pas un reproche, dit Dorcas.

Grimma regarda la canne d’un air vaguement troublé.

— Bon, qu’est-ce que j’étais en train de dire ? demanda-t-elle.

— Qu’on ferait aussi bien d’abandonner et de se laisser mourir, lui rappela Mémé Morkie, toujours serviable.

Grimma la foudroya du regard.

— Pas du tout, répliqua-t-elle. J’ai eu un petit coup de fatigue, c’est tout. Allons. On va attraper la mort, si on reste ici.

— Ou l’inverse, corrigea Sacco, en scrutant les ténèbres hantées de renards.

— Ce n’est pas drôle, lança Grimma en s’éloignant d’un pas déterminé.

— Je ne cherchais pas à être drôle, répondit Sacco avec un frisson.

Au-dessus, ignorée des gnomes, une étoile étrangement brillante zigzaguait à travers le ciel. Elle était toute petite, ou peut-être était-elle très grosse mais très éloignée. Si on la regardait assez longtemps, elle pouvait sembler lenticulaire. Elle était la cause d’un grand nombre de messages lancés dans les airs de par le monde. On aurait dit qu’elle cherchait quelque chose.

Quand ils regagnèrent la carrière, des lumières y brillaient. Un nouveau groupe de gnomes se préparait à partir à leur recherche. Certes, avec un enthousiasme mesuré, mais ils allaient quand même essayer.

Le cri de joie qui monta quand on comprit que tout le monde était rentré en bon état faillit faire oublier à Grimma que tout le monde était rentré en bon état dans un endroit extrêmement dangereux. Elle avait lu dans le livre de proverbes quelque chose qui s’adaptait parfaitement à la situation. Aller de mal en tétine de vache. Enfin, un truc dans ce genre.

Grimma conduisit l’équipe de sauveteurs dans le bureau et écouta pendant que Sacco, avec de multiples interruptions, narrait leurs tribulations, à partir du moment où Dorcas, poussé par une terreur soudaine, avait sauté du camion pour être emporté loin des rails, juste avant l’arrivée du train. Quand on le racontait, tout cela paraissait héroïque et palpitant. Et vain, se dit Grimma, mais elle garda ce commentaire pour elle.

— Ça n’a pas été aussi grave que ça en avait l’air, poursuivait Sacco. Le camion a été cassé, mais le train n’a même pas quitté ses rails. On a tout vu, acheva-t-il. Je meurs de faim.

Il leur adressa un sourire radieux, qui s’évanouit comme un coucher de soleil.

— Il n’y a rien à manger ?

— Encore moins que tu ne crois, répliqua un gnome. Si tu avais un bout de pain, on pourrait faire un sandwich à la neige.

Sacco réfléchit un instant.

— Il y a bien des lapins. Le champ était plein de lapins.

— Et d’obscurité, compléta Dorcas qui semblait penser à autre chose.

— Euh… oui, reconnut Sacco.

— Et y a le renard qui rôde, rappela Nouty.

Un autre proverbe vint à l’esprit de Grimma :

— On ménage sa monture, quand le diable conduit l’attelage.

Ils la regardèrent dans la clarté vacillante des torches.

— Qui ça ? demanda Nouty.

— Un sale type qui habite sous terre, dans la salle des chaudières, il me semble, expliqua Grimma.

— Comme la salle des chaudières du Grand Magasin ?

— Je suppose, oui.

— Et c’est quoi, l’attelage, comme genre de véhicule ? demanda Sacco, l’air intéressé.

— Ça signifie simplement qu’on est parfois obligé de faire certaines choses, trancha Grimma, agacée. Je ne pense pas qu’il conduise quoi que ce soit.

— Non, bien sûr. D’abord, il n’aurait pas la place, là en bas.

Dorcas toussa. Il semblait contrarié. Certes, tout le monde était contrarié, mais lui encore plus.

— Très bien, dit-il sans élever la voix.

Quelque chose dans son expression attira aussitôt l’attention de ses compagnons.

— Vous feriez mieux de m’accompagner, poursuivit-il. Croyez-moi sur parole, j’aurais préféré éviter d’en arriver là.

— T’accompagner où ? s’enquit Grimma.

— Dans les anciens hangars. Ceux qui sont près de la falaise.

— Mais ils sont en ruine ! Et tu as dit que c’était très dangereux ?

— Oh, c’est vrai, c’est vrai. Il y a des tas de ferrailles et des boîtes de produits que les enfants ne doivent pas toucher… (Il se tortillait la barbe avec nervosité.) Mais il y a autre chose, également. Une chose sur laquelle j’ai travaillé, enfin, en quelque sorte. (Il soutint le regard de Grimma.) Quelque chose qui m’appartient. L’objet le plus fabuleux que j’aie jamais vu. Encore plus extraordinaire que des grenouilles dans une fleur. (Il toussa.) Et puis, il y a plein de place, là-bas. Le sol, c’est juste de la terre… euh… mais les hangars sont grands et il y a plein d’endroits… euh… pour se cacher.

Un ronflement de l’humain fit vibrer le bureau.

— En plus, je n’aime pas beaucoup rester à côté de cette bestiole.

Un murmure d’approbation générale salua cette déclaration.

— Vous avez réfléchi à ce que vous alliez faire de lui ? s’enquit Dorcas.

— Certains voulaient le tuer, mais je ne crois pas que ce soit une bonne idée, répondit Grimma. Je pense que les autres seraient très en colère si on le faisait.

— Et puis, ça ne serait pas convenable, je trouve, approuva Dorcas.

— Je vois ce que tu veux dire.

— Bon… alors, qu’est-ce qu’on va en faire ?