Grimma considéra l’immense visage. Chaque pore, chaque poil était immense. Étrange de penser que s’il existait des créatures plus petites que les gnomes, des gens minuscules comme des fourmis, par exemple, son propre visage leur apparaîtrait peut-être sous le même jour. Quand on considérait les choses sous l’angle de la philosophie, toutes ces histoires de petit et de grand n’étaient finalement qu’une question de relativité.
— Laissons-le, décida-t-elle. Mais… Il y a du papier par là ?
— Plein, sur le bureau, répondit Nouty.
— Va m’en chercher, s’il te plaît. Dorcas, tu as toujours sur toi de quoi écrire, non ?
Dorcas fouilla dans ses poches jusqu’à ce qu’il trouve un morceau de mine de crayon.
— Le gaspille pas, lui dit-il. Je sais pas si j’en retrouverai un jour.
Nouty finit par revenir avec une feuille de papier jauni. En haut, on lisait : Sables et graviers de Blackbury, S.A. En dessous, le mot facture.
Grimma réfléchit un moment, puis elle lécha le bout de mine et, en grosses lettres, commença à écrire.
— Qu’est-ce que tu fais ? demanda Dorcas.
— J’essaie de communiquer, répondit-elle.
Elle inscrivit soigneusement un nouveau mot, en appuyant très fort.
— J’ai toujours pensé que ça vaudrait la peine d’essayer, reconnut Dorcas, mais le moment est-il bien choisi ?
— Oui, dit Grimma.
Elle acheva le dernier mot.
— Qu’est-ce que tu en penses ? dit-elle en rendant la mine de crayon à Dorcas.
Les mots étaient un peu tremblés aux endroits où elle avait appuyé fort, et ses notions de grammaire et d’orthographe n’étaient pas à la hauteur de ses capacités de lectrice. Mais le message était sans ambiguïté.
— J’aurais dit ça autrement, déclara Dorcas en le lisant.
— Toi, peut-être. Mais moi, je l’ai dit comme ça.
— Oui. (Dorcas inclina la tête de côté.) Pas de doute, c’est de la communication. On aurait du mal à être plus communicant que ça. Oui.
Grimma essaya de paraître guillerette.
— Et maintenant, allons donc voir ce fameux hangar.
Deux minutes plus tard, le bureau était vide de tout gnome.
L’humain ronflait par terre, une main étendue.
À l’intérieur était maintenant posé un message.
On y lisait : Sables et graviers de Blackbury, S.A.
On y lisait : Facture.
On y lisait : On orais pu vous tué. FICHÉ NOUS LA PAI.
Il faisait désormais presque jour, et la neige avait cessé.
— Ils vont voir nos traces, dit Sacco. Il y en a tant que même des humains vont les remarquer.
— Ça n’a pas d’importance, fit Dorcas. Fais entrer tout le monde dans les vieux hangars.
— Tu es sûr, Dorcas ? insista Grimma. Tu es absolument certain que c’est une bonne idée ?
— Non.
Ils rejoignirent le flot des gnomes qui se hâtaient par une fente dans la tôle ondulée qui partait en lambeaux, et pénétrèrent dans l’immense hangar plein d’échos.
Grimma regarda autour d’elle. La rouille et le temps avaient rongé de gros trous importants dans les murs et le toit. De vieilles boîtes en métal, des rouleaux de fil de fer étaient empilés pêle-mêle dans les coins, à côté de morceaux de ferraille aux formes étranges et de pots de confiture gorgés de clous. Tout empestait l’essence.
— Et ce qu’on doit savoir, c’est quoi ? demanda Grimma.
Dorcas indiqua du doigt les ombres à l’autre bout du hangar, où elle distinguait à peine une énorme forme floue.
— On dirait juste… une espèce de grand morceau de tissu.
— C’est… euh… en dessous. Tout le monde est à l’intérieur ? (Dorcas plaça les mains en porte-voix autour de sa bouche.) TOUT LE MONDE EST À L’INTÉRIEUR ? hurla-t-il.
Il se retourna vers Nouty.
— Il faut que je sache où ils se trouvent tous, dit-il. Je ne veux faire peur à personne, mais je ne tiens pas à ce que des gens encombrent des endroits où ils n’ont rien à faire.
— Parce que les autres auraient à faire quoi ? demanda Grimma.
Mais il l’ignora.
— Sacco, prends quelques garçons avec toi et ramène ce qu’on a caché sous la haie. On va avoir besoin de la batterie, ça ne fait aucun doute, mais je ne sais pas vraiment ce qu’il reste comme carburant.
— Dorcas ! De quoi s’agit-il ? demanda Grimma en tapant du pied.
Elle savait que Dorcas avait des moments comme ça. Quand il pensait machines ou bricolage, il commençait à oublier la présence des gens autour de lui. Sa voix changeait, elle aussi.
Il lui adressa un long regard lent, comme s’il découvrait sa présence. Puis il baissa les yeux et regarda ses pieds.
— Il vaudrait mieux que tu viennes voir, dit-il. Je vais avoir besoin que tu expliques les choses aux autres. Tu te débrouilles mieux que moi, pour ça.
Grimma traversa à sa suite le sol glacé, tandis que les gnomes entraient à la queue leu leu dans le hangar et se rangeaient le long des murs.
Dorcas la conduisit sous l’ombre de la bâche, qui formait une sorte de grande caverne poussiéreuse.
Un pneu ressemblant à celui d’un camion se dressait dans la pénombre, mais il était nettement plus bosselé que tous ceux qu’elle avait pu voir.
— Oh, un camion, c’est tout ? dit-elle d’une voix mal assurée. C’est un camion que tu as, c’est ça ?
Dorcas ne répondit rien et se contenta de montrer les hauteurs du doigt.
Grimma leva les yeux. Et les leva encore. Elle contemplait la gueule de Jekub.
13
IV. Ainsi parla Dorcas : Voici Jekub, la Grande Bête Dentue.
V. Nous avons ménagé notre Monture, Que le Diable conduise l’Attelage.
Parfois, les mots ont besoin de musique. Parfois, une description ne suffit pas ; on devrait concevoir les livres avec un accompagnement musical, comme les films.
Quelque chose de grave, joué à l’orgue, peut-être.
Grimma regarda, pétrifiée.
Ta-Daa-DAAAA !
Il n’est pas vraiment vivant, ce n’est pas possible ! pensa-t-elle, au bord de la panique. Il ne va pas me mordre ! Dorcas ne m’aurait pas conduite ici s’il savait qu’il y a un monstre qui va me mordre. Je ne vais pas avoir peur. Je n’ai pas peur du tout. Je suis un gnome doué de raison, et je n’ai pas peur !
— Je crois que les roues bosselées, c’est juste pour mieux agripper le sol, dit Dorcas d’une voix qui semblait très lointaine. Bon, j’ai procédé à une inspection générale et, tu vois, il n’y a rien qui cloche vraiment chez lui. Il est très vieux, c’est tout…
Le regard de Grimma remontait l’immense cou jaune.
Ta-ta-taa-ta-TOUM !
— Et puis, je me suis dit : Je suis certain qu’on devrait pouvoir le remettre en marche. Ces moteurs diesels sont très simples, en fait, et bien sûr, il y avait des images dans un livre, encore que je ne sois pas sûr pour ces tuyaux, les hydrauliques, ça s’appelle, mais j’ai trouvé un livre sur un établi, il s’intitulait Manuel d’entretien, alors je l’ai graissé un peu partout, et je l’ai nettoyé, babillait Dorcas.
Ta-Ta-Ta-TAAAA !
— Je suppose que les humains ou quelqu’un d’autre savaient qu’ils reviendraient, je suis monté jeter un coup d’œil aux contrôles. Tu sais, c’est sans doute plus simple que le camion de l’Exode sauf, bien sûr, ces leviers supplémentaires pour les hydrauliques, mais ça ne devrait pas poser de problème s’il y a suffisamment de carburant, ce qui…