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C’était vrai. Même au cours de l’évacuation précipitée du Grand Magasin, les gnomes avaient emporté beaucoup de choses avec eux. Et ils étaient dodus, bien habillés. Maintenant, ils étaient plus minces, plus maigres et beaucoup plus sales. Tout ce qu’ils emportaient, c’étaient les vêtements déchirés et crasseux qu’ils avaient sur le dos. On avait même abandonné les livres. Une dizaine de livres prenaient la place de trente gnomes, et, même si Grimma pensait en secret que certains livres étaient plus précieux que de nombreux gnomes, elle avait accepté la promesse faite par Dorcas qu’ils reviendraient un jour et qu’ils essaieraient de les extraire de leur cachette, sous le parquet.

Eh bien ! voilà, se dit Grimma. Nous avons essayé. Nous avons vraiment fait un effort. Nous sommes venus à la carrière pour nous installer, pour devenir indépendants, pour vivre une vraie existence. Et nous avons échoué. Nous pensions qu’il suffisait d’apporter du Grand Magasin le matériel adéquat, mais nous avons aussi apporté pas mal de choses qui ne convenaient pas. Cette fois-ci, il faudra nous éloigner autant que possible des humains, et je ne crois pas qu’il y ait nulle part d’endroit assez éloigné.

Elle grimpa jusqu’à la branlante plate-forme de conduite, qu’ils avaient confectionnée en fixant une planche en travers de la cabine. Même là, il y avait des gnomes. Ils la suivaient attentivement des yeux. Au moins, conduire Jekub devrait être plus facile. Les chefs d’équipe aux contrôles pouvaient la voir, ce qui éviterait d’avoir recours au sémaphore et aux filins, comme ils avaient fait en quittant le Grand Magasin. Et un grand nombre de gnomes avaient déjà accompli la manœuvre.

Elle entendit Dorcas crier :

— Vas-y essaie, ce coup-ci !

Il y eut un clic. Un brmmm. Et Jekub rugit.

Le son rebondit contre les parois du hangar. Il était si fort et si grave que ce n’était plus du son, mais quelque chose qui durcissait l’air pour mieux vous en frapper. Les gnomes se jetèrent à plat ventre sur le sol frémissant de la cabine.

Grimma, les mains plaquées sur ses oreilles, vit Dorcas traverser le plancher en courant, agitant les bras. L’équipe en poste sur la pédale d’accélération lui jeta un regard qui signifiait visiblement : Qui ça ? Nous ? et arrêta de pousser.

Le son se réduisit à un grondement profond, un brmmmm-mmmm qui résonnait encore jusque dans les os. Dorcas se hâta de regagner son poste et se hissa – avec une pause pour retrouver son souffle – sur la planche. En y arrivant, il s’assit et s’épongea le front.

— Je commence à me faire trop vieux pour ce genre d’exercice, dit-il. Quand un gnome arrive à un certain âge, il serait temps qu’il arrête de voler des véhicules géants. C’est un fait reconnu. Bon, bref. Il ronronne gentiment. Autant le faire sortir.

— Quoi ? Moi toute seule ? fit Grimma.

— Oui. Pourquoi pas ?

— C’est juste que… Eh bien ! je croyais qu’il y aurait Sacco ou quelqu’un d’autre ici.

Je pensais que ce serait un homme qui conduirait, se dit-elle.

— Ils aimeraient bien. Ils en meurent d’envie. Et on foncerait dans tous les sens, j’en doute pas un instant, pendant qu’ils crieraient yahou ! et qui sait quoi encore. Non, merci bien. Je veux une traversée des champs calme et posée. Tout en douceur.

Il se pencha en avant.

— Tout le monde est prêt, là en bas ? hurla-t-il.

Un chœur de oui nerveux lui répondit, émaillé de quelques réponses plus enthousiastes.

— Je me demande si c’était vraiment une bonne idée de confier le contrôle de la pédale va-vite à Sacco ? se demanda tout haut Dorcas. (Il se redressa.) Euh. Tu n’es pas en train de t’inquiéter, j’espère ? demanda-t-il.

Grimma émit un grognement de dérision.

— Qui ? Moi ? Non. Bien sûr que non. Ça ne présente pas le moindre problème, ajouta-t-elle.

— O.K., dit Dorcas. On y va.

Il y eut un silence, exception faite du vrombissement grave du moteur.

Grimma observa une pause.

Si Masklinn était là, il ferait ça mieux que moi. Personne ne parle plus de lui. Ni d’Angalo. Ni de Gurder. Ils n’aiment pas penser à eux. Ça doit être quelque chose que les gnomes ont appris il y a des centaines d’années, en cet endroit où abondent les renards, les créatures rapides et les façons horribles de mourir. Si quelqu’un disparaît, il faut arrêter d’y penser, le chasser de son esprit. Mais je pense tout le temps à lui.

Je lui ai cassé les pieds avec mes grenouilles dans leurs fleurs, et pas une fois je n’ai pensé aux rêves qu’il pouvait faire.

Dorcas passa gentiment le bras autour des épaules de Grimma. Elle tremblait.

— On aurait dû envoyer quelqu’un à l’aéroport, murmura-t-elle. Ça aurait montré qu’on se faisait du souci, et…

— Nous n’avions ni assez de temps ni assez de monde, lui rappela doucement Dorcas. Quand il reviendra, on pourra lui expliquer tout ça. Il comprendra forcément.

— Oui, chuchota-t-elle.

— Et maintenant, dit Dorcas en se redressant, allons-y !

Grimma respira à fond.

— Première vitesse, beugla-t-elle, et en avant trrrès lentement !

Sur le pont, les équipes poussèrent et tirèrent. Il y eut un vague sursaut et le bruit du moteur diminua. Jekub fit un bond en avant et s’arrêta brusquement. Le moteur toussa et se tut.

Dorcas inspecta ses ongles d’un air pensif.

— Frein à main, frein à main, frein à main, chantonna-t-il doucement.

Grimma lui lança un regard noir et plaça ses mains en porte-voix autour de sa bouche.

— On libère le frein à main ! cria-t-elle. Bien ! Et maintenant, on passe en première et on avance très lentement.

Un clic, et le silence.

— Misenmarche, misenmarche, misenmarche, murmura Dorcas en se balançant d’avant en arrière sur la plante des pieds.

Grimma laissa tomber ses épaules.

— On remet tout en place et on met le moteur en marche ! hurla-t-elle.

Nouty, qui dirigeait l’équipe du frein à main, la héla :

— Le frein à main, branché ou pas, m’zelle ?

— Hein ?

— Vous ne nous avez pas dit ce qu’on fait du frein à main, m’zelle, dit Sacco.

Autour de lui, des gnomes commençaient à sourire.

Grimma agita le doigt dans sa direction.

— Écoute-moi bien, déclara-t-elle sur un ton cassant, si je dois descendre pour te dire ce que tu dois faire du frein à main, tu vas le regretter amèrement, tu as compris ? Alors maintenant, on arrête de ricaner et on me met cet engin en marche ! Et vite !

Il y eut un clic. De nouveau, Jekub se mit à rugir et il commença à avancer. Un vivat monta de la foule des gnomes.

— Bien, constata Grimma. Je préfère.

— Les portes, les portes, les portes, on n’a pas ouvert les pooorteuuus, chantonna Dorcas.

— Bien sûr que non, fit Grimma tandis que le creuseur commençait à accélérer. À quoi bon ouvrir les portes ? Nous sommes sur Jekub, après tout !

14

V. Rien ne peut nous barrer le passage, car voici Jekub, qui se rit des barrages et qui fait vroum-vroum.

La Gnomenclature, Jekub,
Chapitre 3, Verset V

C’était un très vieux hangar. Un hangar complètement rouillé. Un hangar qui vacillait quand le vent soufflait trop fort. L’ultime vestige de sa jeunesse était un cadenas placé sur la porte que Jekub percuta à dix kilomètres-heure environ. L’édifice branlant résonna comme un gong, s’arracha d’un bond à ses assises et fut traîné sur la moitié de la carrière avant de se désagréger en une averse de rouille et de fumée. Jekub en émergea comme un poussin furieux en train d’éclore d’un très vieil œuf, puis il s’arrêta doucement.