— Descends le chemin ; je crois qu’il y a une barrière qui donne sur les champs, marmonna Dorcas. Il y a un portail, à cet endroit. Ce serait sans doute trop te demander que de l’ouvrir d’abord ?
Derrière eux, le camion prit feu. Rien de spectaculaire. Un petit incendie tranquille, comme s’il avait l’intention de durer toute la journée. Dorcas vit un humain retirer son manteau et taper en vain sur les flammes. Il commiséra de tout son cœur.
Jekub descendit le chemin sans se voir opposer de résistance. Certains gnomes entonnèrent une chanson en s’échinant sur les cordes.
— Bon, fit Grimma, où est-elle, cette porte ? On traverse la barrière, tu disais, ensuite les champs et…
— Elle est juste avant la voiture avec les lumières clignotantes sur le toit, expliqua Dorcas lentement. Celle qui remonte le chemin.
Ils la contemplèrent.
— Les voitures avec des lumières sur le toit n’amènent jamais rien de bon, fit Grimma.
— Là, on est d’accord. Elles sont souvent bourrées d’humains qui ont la ferme intention de savoir ce qui se passe. Il y en avait plein, près de la voie ferrée.
Grimma jeta un coup d’œil vers la haie.
— On approche du portail, c’est ça, non ?
— C’est ça.
Grimma se pencha en avant.
— Ralentis et tourne tout de suite à droite, demanda-t-elle.
Les équipes entrèrent en action. Sacco changea même de vitesse sans qu’on le lui demande. Les gnomes étaient accrochés au volant comme des araignées, et le manœuvraient.
Il y avait effectivement un portail dans la barrière. Mais il était vétuste et ne tenait à son poteau que par des bouts de ficelle, selon la grande tradition des campagnes. Il n’aurait pas arrêté quelque chose de très décidé. Contre Jekub, il n’avait pas la moindre chance.
Dorcas fit une nouvelle grimace. La casse lui faisait horreur.
De l’autre côté, le champ était de terre brune. De la terre ondulée, comme l’appelaient les gnomes, par assimilation au carton ondulé qu’on trouvait parfois au rayon Emballages dans le Grand Magasin. La neige était logée dans les sillons. Les énormes roues en firent de la boue.
Dorcas s’attendait à moitié à voir la voiture les suivre. Mais elle s’arrêta, et deux humains en tenue bleu marine en sortirent pour se lancer maladroitement sur leurs traces à travers champs.
On ne peut pas arrêter des humains, songea-t-il avec pessimisme. C’est comme le mauvais temps.
Le champ montait en pente douce, pour contourner la carrière. Le moteur de Jekub tonnait.
Devant l’engin s’étirait une clôture en fil de fer ; au-delà, un champ herbu. Le fil céda avec un claquement sonore. Dorcas le regarda s’enrouler sur lui-même et se demanda si Grimma ne le laisserait pas arrêter Jekub pour aller en récupérer un peu. Le fil de fer, c’était une valeur sûre.
Les humains étaient toujours à leurs trousses. Du coin de l’œil (ici, en haut, il y avait beaucoup trop d’espace pour regarder franchement), Dorcas vit des lumières clignotantes sur la route principale, au loin.
Il les montra à Grimma.
— Je sais, répondit-elle. Je les ai vues. Mais que pouvions-nous faire d’autre ? ajouta-t-elle, désemparée. Partir vivre dans les fleurs, comme de gentils petits farfadets ?
— Je ne sais pas, admit Dorcas avec lassitude. Je ne suis plus très sûr de rien.
Une autre clôture en fil de fer émit une note grave à leur passage. Ici, l’herbe était plus courte, et le sol s’inclinait…
Et puis, il n’y eut plus rien, rien que le ciel et Jekub qui accélérait tandis que ses roues sautaient sur le champ au sommet de la colline.
Dorcas n’avait jamais vu autant de ciel. Autour d’eux, rien, à part quelques broussailles au loin. Et partout le silence. Enfin, pas le silence, puisque Jekub rugissait. Mais c’était le genre d’endroit dont on pouvait imaginer qu’il était silencieux quand des creuseurs bourrés de gnomes aux abois ne le traversaient pas dans un vacarme tonitruant.
Des moutons affolés s’éparpillaient à toutes pattes.
— La grange est là-bas, devant, le bâtiment de pierre à l’horiz… commença Grimma.
Puis elle ajouta :
— Dorcas ? Ça va ?
— Tant que je ferme les yeux, chuchota-t-il.
— Tu as une mine épouvantable.
— C’est rien à côté de ce que j’éprouve.
— Mais tu as déjà été dehors.
— Grimma, rien n’est plus haut que nous, actuellement ! On est le point culminant à des kilomètres (si c’est bien le mot) à la ronde ! Si j’ouvre les yeux, je vais tomber dans le ciel !
Grimma se pencha vers les conducteurs en sueur.
— Juste un peu à droite ! cria-t-elle. Voilà ! Maintenant, tout le vite possible ! Cramponne-toi à Jekub, lança-t-elle à Dorcas tandis que le bruit du moteur s’amplifiait. Tu sais qu’il ne peut pas s’envoler, lui !
La machine s’engagea en cahotant sur un chemin de pierraille qui partait dans la direction générale de la grange. Dorcas se risqua à ouvrir un œil. Il n’avait jamais été jusqu’à la grange. Était-on certain d’y trouver de la nourriture, ou s’agissait-il d’une simple hypothèse ? Enfin, il y ferait peut-être chaud.
Mais il y avait une lumière clignotante à côté du bâtiment et elle se dirigeait vers eux.
— Pourquoi donc ne peuvent-ils pas nous ficher la paix ? cria Grimma. Arrêtez !
Jekub ralentit et stoppa. Le moteur émettait de petits claquements métalliques dans l’air glacé.
— Ce chemin doit rejoindre la route, jugea Dorcas.
— On ne peut pas revenir en arrière.
— Non.
— Ni aller de l’avant.
— Non.
Grimma tambourina des doigts sur le métal de Jekub.
— Tu as d’autres suggestions ?
— On pourrait se lancer à travers champs, dit Dorcas.
— Où ça va nous mener ?
— Loin d’ici ; c’est déjà un début.
— Mais on ne saurait pas où on va !
Dorcas haussa les épaules.
— C’est ça ou peindre des fleurs.
Grimma se força à sourire.
— Et les petites ailes ne m’iraient pas, dit-elle.
— Qu’est-ce qui se passe, là-haut ? les héla Sacco.
— On devrait prévenir les gens, chuchota Grimma. Ils croient tous qu’on va à la grange…
Elle regarda autour d’elle. La voiture s’était rapprochée, et cahotait lourdement sur le chemin accidenté. Les deux humains arrivaient toujours par l’autre côté.
— Les humains n’abandonnent donc jamais ? demanda-t-elle.
Elle se pencha par-dessus le rebord de la planche.
— Un peu de gauche, Sacco, demanda-t-elle. Et ensuite, tu continues à vitesse constante.
Jekub quitta le chemin en tanguant et s’engagea sur l’herbe froide. Il y avait une autre clôture au loin, et encore quelques moutons.
Nous ne savons pas où nous allons, pensa-t-elle. Le plus important, c’est de partir. Masklinn avait raison. Ce monde n’est pas fait pour nous.
— On aurait peut-être dû parler avec les humains, pour-suivit elle à haute voix.
— Non, c’est toi qui avais raison, répondit Dorcas. En ce monde, tout appartient aux humains. Nous aurions fini par leur appartenir aussi. Nous n’aurions pas eu la place d’être nous-mêmes.
La clôture se rapprochait. Il y avait une route, de l’autre côté. Pas un chemin, mais une vraie route, moquettée de pierre noire.
— À droite ou à gauche ? demanda Grimma. À ton avis ?
— Aucune importance, répondit Dorcas tandis que le creuseur faisait chanter la barrière.