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— On va essayer d’aller à gauche, alors, dit-elle. Ralentis, Sacco ! Un peu à gauche. Encore. Encore. Maintiens le cap. Oh, non !

Il y avait une autre voiture, au loin, avec des lumières clignotantes sur le toit.

Dorcas risqua un coup d’œil derrière eux.

Une autre lumière clignotante.

— Non, dit-il.

— Pardon ? demanda Grimma.

— Il y a quelques instants, tu me demandais si les humains n’abandonnaient jamais. La réponse est non.

— On arrête ! cria Grimma.

Les équipes trottinèrent docilement sur le plancher de Jekub. Le creuseur s’immobilisa doucement, son moteur produisant de petits bruits.

— C’est fini, dit Dorcas.

— Nous sommes arrivés à la grange ? demanda un des gnomes d’en bas.

— Non, répondit Grimma. Pas encore. Presque.

Dorcas fit la grimace.

— Autant le reconnaître, dit-il, tu finiras avec à la main un bâton orné d’une étoile. J’espère seulement qu’ils ne me forceront pas à leur réparer les chaussures.

Grimma paraissait songeuse.

— Si nous roulions le plus vite possible en direction de cette voiture qui vient vers nous… commença-t-elle.

— Pas question, déclara Dorcas. Ça ne réglerait rien du tout.

— Mais moi, je me sentirais mieux.

Elle regarda les champs à la ronde.

— Pourquoi est-ce qu’il fait si noir ? s’étonna-t-elle. On n’a pas pu rouler toute la journée. On a commencé alors que le soleil se levait à peine.

— Le temps passe vite quand on s’amuse, hein ? répondit Dorcas sur un ton sinistre. Et je ne suis pas très friand de lait. Je veux bien faire leur ménage, mais seulement s’ils promettent de ne pas me donner de lait, et…

— Mais regarde donc !

Les ténèbres s’étendaient sur la campagne.

— C’est peut-être une ellipse, fit Dorcas. J’ai lu quelque chose là-dessus : tout devient noir quand le soleil recouvre la lune. Et l’inverse aussi, je crois, ajouta-t-il avec un léger doute.

Devant eux, la voiture freina dans un crissement de pneus, l’arrière dérapa pour percuter une murette en pierre et le véhicule s’arrêta abruptement.

Dans le champ qui bordait la route, les moutons détalaient. Ce n’était pas la panique de moutons dérangés pour un motif classique. Ils baissaient la tête et galopaient à travers champs avec une seule idée en tête. C’étaient des moutons qui avaient décidé que leur énergie était trop précieuse pour être gaspillée en pure panique alors qu’on pouvait la mettre à profit pour s’éloigner le plus vite possible.

Un bourdonnement puissant et désagréable remplissait l’atmosphère.

— Ma parole, chevrota Dorcas, elles sont bougrement terrifiantes, ces ellipses !

En dessous, les gnomes, eux, paniquaient vraiment. Ce n’étaient pas des moutons ; chacun était capable de pensée indépendante et quand on réfléchissait bien aux ténèbres qui fondaient brusquement sur soi et à ces bourdonnements d’origine inconnue, la panique semblait une option logique.

Des petites lignes de feu bleu crépitèrent sur la carrosserie fatiguée de Jekub. Dorcas sentit ses cheveux se dresser sur sa tête.

Grimma leva les yeux.

Une obscurité totale régnait dans le ciel.

— Tout… va… bien, articula-t-elle avec lenteur. Tu sais, je crois que tout va bien.

Dorcas regarda ses mains. Des étincelles jaillirent du bout de ses doigts.

— Ah, oui, vraiment ?

C’est tout ce qu’il trouva à répondre.

— Ce n’est pas la nuit, c’est une ombre. Il y a quelque chose d’énorme qui flotte au-dessus de nous.

— Et la nuit ne vaudrait pas mieux, tu crois ?

— Non, je ne crois pas. Viens, descendons.

Elle se laissa glisser le long de la corde jusqu’au plancher de Jekub. Elle souriait comme une folle. C’était presque plus terrifiant que tout ce qui pouvait se passer. Personne n’avait l’habitude de voir Grimma sourire.

— Donnez-moi un coup de main, demanda-t-elle. Il faut descendre. Il faut qu’il soit sûr que c’est bien nous.

Ils la regardèrent avec stupeur tandis qu’elle tentait de mettre la passerelle en place.

— Allons ! répéta-t-elle. Remuez-vous un peu, aidez-moi !

Ils l’aidèrent. Parfois, quand on est complètement désemparé, on écoute n’importe qui, s’il semble avoir un objectif précis en tête. Ils s’emparèrent de la planche et la poussèrent par l’arrière de la cabine jusqu’à ce qu’elle s’incline et s’abaisse vers le sol.

Au moins n’y avait-il plus autant de ciel. Du bleu ne subsistait plus qu’une fine bordure encerclant les ténèbres denses au-dessus de leur tête.

Pas parfaitement denses. Quand les yeux de Dorcas se furent habitués à l’ombre, il put y distinguer des carrés, des rectangles et des cercles.

Les gnomes dévalèrent la passerelle et se regroupèrent sur la route, sans savoir s’ils devaient fuir ou rester sur place.

Au-dessus d’eux, un des carrés sombres dans le noir coulissa. Il y eut un bruit métallique, puis un rectangle de ténèbres descendit doucement vers eux avec un bourdonnement, comme un ascenseur sans câble, et atterrit sur la route. Il était très grand.

Dessus trônait un objet. Dans un pot. Un objet rouge, jaune et vert.

Les gnomes se dressèrent sur la pointe des pieds pour mieux voir de quoi il s’agissait.

15

I. Ainsi prit fin le périple de Jekub, et les Gnomes fuirent sans regarder derrière eux.

La Gnomenclature, Des Grenouilles,
Chapitre 1, Verset I

Dorcas descendit gauchement pour regagner le plancher maculé de graisse de Jekub. L’habitacle était vide, désormais, à part les quelques bouts de cordelette et les planches dont les gnomes s’étaient servis.

Ils ont tout laissé tomber n’importe où, se dit Dorcas en écoutant le piaillement lointain des autres gnomes. Ce n’est pas bien de laisser traîner des saletés. Ce pauvre vieux Jekub mérite mieux.

Il y avait de l’agitation dehors, mais il n’y prit pas tellement garde.

Il s’activa un petit peu, essayant de rembobiner toute la cordelette et d’amasser le bois en piles régulières. Il arracha les fils qui avaient permis à Jekub de boire l’électricité puis se mit à quatre pattes pour essayer de nettoyer les empreintes de pieds boueuses.

Jekub continuait à faire de petits bruits, même moteur coupé. Des craquements, des sifflements et, à l’occasion, un petit cling ! métallique.

Dorcas s’assit et s’appuya contre le métal jaune. Il ne savait pas ce qui se passait. La situation échappait tellement à la sphère de ses expériences antérieures que son cerveau avait décidé de ne pas s’en préoccuper.

C’est peut-être tout simplement une autre machine, supputa-t-il. Une machine à faire descendre la nuit brusquement.

Il tendit la main pour donner une petite tape affectueuse à Jekub.

— Beau travail, lui dit-il.

Sacco et Nouty le trouvèrent, assis, la tête appuyée contre la paroi de la cabine, contemplant ses pieds sans les voir.

— Tout le monde te cherche ! s’exclama Sacco. C’est comme un avion sans ailes ! Et il flotte en l’air, comme ça ! Alors, on a besoin de toi pour nous dire comment il marche… Hé ! Ça va ?

— Hmm ?

— Tu vas bien ? s’enquit Nouty. Tu as l’air tout bizarre.

Dorcas hocha lentement la tête.

— Un peu de fatigue, c’est tout, dit-il.

— Oui, mais tu comprends, on a besoin de toi, insista Sacco.