Gurder progressait à quatre pattes sur le papier qu’on avait décroché du portail.
— Évidemment que je sais le lire, fit-il. Je connais le sens de chaque mot.
— Eh bien alors ? demanda Masklinn.
Gurder parut embarrassé.
— C’est le sens des phrases qui soulève quelques difficultés d’interprétation. Ça dit ici… Où est-ce que c’était ?… Ah, oui ! On dit ici que la carrière va être à nouveau ouverte. Qu’est-ce que ça veut dire ? Elle est déjà ouverte. Il ne faut pas être bien malin pour le constater ; ça se voit à des kilomètres.
Les autres gnomes se massèrent pour mieux voir. Le panorama s’étendait effectivement sur des kilomètres. C’était son trait le plus horrible. Sur trois côtés, la carrière avait des parois rocailleuses, abruptes comme il le fallait, mais sur le dernier côté… Eh bien, il fallait s’habituer à ne pas regarder par là. Il y avait trop de rien, et on se sentait encore plus petit, plus vulnérable que d’habitude.
Si le sens du papier n’était pas clair, l’affaire s’annonçait sous des auspices inquiétants.
— La carrière est un trou dans le sol, fit observer Dorcas. On ne peut pas rouvrir un trou, sauf si on l’a bouché auparavant. C’est la logique même.
— Une carrière est un endroit d’où on tire des pierres, intervint Grimma. Les humains font souvent ça. Ils creusent un trou et ils utilisent les pierres pour faire… euh… des routes, des choses dans ce genre.
— Tu as encore dû lire ça quelque part, je me trompe ? demanda Gurder sur un ton acide.
Il soupçonnait Grimma de n’avoir aucun respect pour l’autorité. Il trouvait également excessivement ennuyeux que, contrevenant à tous les handicaps de son sexe, elle sache mieux lire que lui.
— En fait, c’est bien le cas, répondit Grimma en secouant la tête.
— Mais tu vois quand même qu’il n’y a plus de pierres ici, Grimma ? intervint Masklinn sur un ton patient. C’est pour ça qu’il y a un trou.
— Judicieuse remarque, souligna sévèrement Gurder.
— Eh bien ! il va l’agrandir, ce trou explosa Grimma. Regarde les falaises, là-bas (obéissants, ils les contemplèrent), elles sont en pierre ! Et regarde ici (toutes les têtes pivotèrent vers son pied qui martelait furieusement le papier). Il dit que c’est pour une extension de la voie rapide ! C’est une route ! Il va agrandir la carrière ! Notre carrière ! Voilà ce que ça veut dire !
Un long silence suivit ces mots.
Puis Dorcas prit la parole :
— Qui ça ?
— Ordre ! Il a signé de son nom, répondit Grimma.
— Elle a raison, tu sais, intervint Masklinn. Regarde. Là, c’est marqué : Réouverture de la carrière, par Ordre de la Municipalité.
Les gnomes se balancèrent d’un pied sur l’autre. Ordre. Un nom qui n’annonçait rien de bon. Quand on se prénomme Ordre, on est probablement capable du pire.
Gurder se redressa et épousseta sa chasuble.
— Voyons les choses en face ; il ne s’agit que d’un bout de papier, bougonna-t-il.
— Mais l’humain est venu jusqu’ici, insista Masklinn. Ils n’étaient encore jamais venus ici.
— Ça, j’en sais rien, contra Dorcas. Je veux dire… ces bâtiments, dans la carrière… les anciens ateliers. Les portes, tout ça… Enfin, voyons, ils sont conçus pour des humains. C’est une chose qui m’a toujours turlupiné. Quand les humains sont venus quelque part, ils ont tendance à revenir. C’est leur côté crapuleux.
Il y eut un autre silence, lourd de sous-entendus, du genre que produisent plusieurs personnes en envisageant des choses pas très joyeuses.
— Vous voulez dire, articula lentement un des gnomes, que nous sommes venus jusqu’ici, que nous avons travaillé d’arrache-pied pour nous construire un foyer, et que maintenant on va nous le prendre ?
— Je ne pense pas qu’il faille se faire trop de souci pour l’instant… commença Gurder.
— Nous avons installé nos familles, intervint un autre gnome.
Masklinn s’aperçut que c’était Angalo. Il avait épousé au printemps une jeune demoiselle de la famille d’Égustation, et ils avaient déjà deux beaux enfants. Deux mois déjà ; ils commençaient à parler.
— Et nous allions faire une nouvelle tentative pour planter des graines, renchérit un troisième gnome. On a passé un temps fou à retourner le sol derrière les grands hangars. Enfin, tu es au courant, quand même ?
Gurder leva une main implorante.
— Nous ne sommes sûrs de rien, répondit-il. Il ne faut pas commencer à nous inquiéter avant de savoir ce qui se passe réellement.
— C’est quand on le saura, qu’on pourra s’inquiéter ? rétorqua un gnome sur un ton caustique.
Masklinn reconnut Nisodème, un Papeteri, l’assistant personnel de Gurder. Il n’avait jamais aimé ce jeune gnome et, pour autant que Masklinn pût en juger, le jeune gnome n’avait jamais aimé personne.
— Je n’ai jamais… hum… apprécié l’ambiance de cet endroit… hum… je savais bien que nous aurions des ennuis.
— Allons, Nisodème, allons, fit Gurder. Il n’y a aucune raison de tenir de tels propos. Nous allons convoquer une nouvelle session du Conseil, ajouta-t-il. Voilà ce qu’il faut faire.
La page de journal froissée était étalée sur le bord de la route. De temps en temps, une brise vagabonde la poussait le long de la route où, à quelques centimètres, la circulation défilait en grondant.
Une bourrasque plus forte s’empara d’elle à l’instant précis où passait un poids lourd particulièrement massif, avec sa traîne de turbulences. Le journal s’envola au-dessus de la route, se déploya comme une voiture et prit son essor sur les vents.
Une nouvelle session du Conseil de la Carrière s’était ouverte sous le parquet des anciens bureaux de celle-ci.
Des gnomes étaient massés dans la salle, le reste de la population était assemblé au-dehors.
— Bon, dit Angalo, il y a une vieille grange sur la colline, une grande, de l’autre côté du champ de patates. Ça ne coûterait rien d’aller y stocker des provisions. Histoire de se préparer, vous voyez. Au cas où. Comme ça, s’il se passe effectivement quelque chose, on saura où aller.
— Les bâtiments de la carrière n’ont pas d’espace sous le plancher, sauf la cantine et les bureaux, maugréa Dorcas sur un ton sinistre. Ce n’est pas comme dans le Grand Magasin. On manque de cachettes. Nous avons besoin des hangars. Si les humains viennent ici, il faudra partir.
— Alors la grange c’est une bonne idée, non ? insista Angalo.
— J’ai vu un homme s’y rendre de temps en temps avec son tracteur, dit Masklinn.
— On pourrait l’éviter. Et puis de toute façon, continua Angalo en observant le cercle de visages qui le cernaient, peut-être que les humains ne s’attarderont pas. Qu’ils vont juste venir prendre leur pierre et qu’ils s’en iront après. Et on pourra revenir. On pourrait envoyer tous les jours quelqu’un pour les espionner.
— On dirait que tu réfléchis à cette grange depuis un moment, fit observer Dorcas.
— Masklinn et moi, on en a parlé un jour, pendant une partie de chasse par là-bas. Pas vrai, Masklinn ?
— Hmmm ? demanda Masklinn qui avait le regard perdu dans le vide.
— Tu t’en souviens ? On est allés là-haut, et j’ai dit que ce serait un endroit pratique, si jamais on en avait besoin, et tu as dit oui.
— Hmmm, répondit Masklinn.
— Oui, mais y a cette espèce d’Hiver qui arrive, intervint un des gnomes. Vous savez bien. Le froid, du brillant partout…