Il n’essaya même pas d’intervenir. Il posa simplement le Truc par terre et s’assit à côté, pour les regarder faire.
Curieux, ce besoin de se disputer, chez les gens. Tout le secret de l’affaire était de ne pas écouter ce que l’autre avait à dire, avait constaté Masklinn.
Sur ce chapitre, Gurder et Angalo étaient des experts. Le problème, c’est qu’aucun des deux n’était parfaitement sûr d’avoir raison, et, chose singulière, les gens qui ne sont pas complètement certains d’avoir raison hurlent toujours plus fort que les autres, comme s’ils cherchaient surtout à se convaincre eux-mêmes. Gurder n’était pas persuadé, pas à cent pour cent, de l’existence réelle d’Arnold Frères (fond. 1905), et Angalo n’était pas totalement convaincu qu’il n’existait pas.
Angalo finit par remarquer la présence de Masklinn.
— Dis-lui, toi, Masklinn, exigea-t-il. Il veut qu’on parte à la recherche de Richard Quadragénaire !
— Vraiment ? Et par où penses-tu qu’on devrait commencer ? demanda Masklinn à Gurder.
— Par l’aéroport, tu le sais bien. Prendre un jet. Pour voyager dedans. Voilà ce qu’il va faire.
— Mais on connaît l’aéroport ! protesta Angalo. Je suis allé jusqu’au grillage, plusieurs fois ! Il y a des humains qui entrent et qui sortent à longueur de journée. Si ça se trouve, Richard Quadragénaire est déjà parti ! Il est peut-être déjà en plein jus ! On ne peut pas se fier à des mots qui tombent du ciel ! (Il se retourna vers Masklinn.) Masklinn est quelqu’un de raisonnable, il va te le dire. Vas-y dis-lui, Masklinn. Écoute bien, Gurder. Masklinn, il réfléchit, lui. En un moment comme celui-ci…
— Allons à l’aéroport, dit Masklinn.
— Là, qu’est-ce que je t’avais dit ? triompha Angalo. Masklinn, c’est pas le genre de gnome à… Qu’est-ce que tu racontes ?
— Allons à l’aéroport pour surveiller ce qui s’y passe.
La bouche d’Angalo béa et se referma sans laisser passer un son.
— Mais… mais… réussit-il à articuler.
— Ça vaut le coup d’essayer, expliqua Masklinn.
— Mais tout ça n’est qu’un simple hasard ! protesta Angalo.
Masklinn haussa les épaules.
— Eh bien, dit-il. Dans ce cas, nous rentrerons. Je ne suggère pas que nous y allions tous. Seulement une petite expédition.
— Mais en supposant qu’il se passe quelque chose pendant notre absence ?…
— De toute façon, si ça doit arriver, ça arrivera. Nous sommes des milliers. Il n’est pas difficile d’évacuer tout le monde vers la vieille grange, si besoin est. Ce n’est pas comme si on recommençait le Grand Exode.
Angalo hésita.
— Bon. Dans ce cas, j’y vais aussi. Rien que pour vous prouver l’erreur de vos superstitions.
— Très bien, fit Masklinn.
— À condition que Gurder vienne également, bien entendu, ajouta Angalo.
— Hein ?
— Après tout, c’est toi, l’Abbé, poursuivit Angalo, sarcastique. S’il faut parler à Richard Quadragénaire, il vaut mieux que tu t’en charges. Si ça se trouve, il ne voudra parler à personne d’autre.
— Ha, ha ! hurla Gurder. Et tu crois que je ne viendrai pas ! Ça en vaudra la peine, rien que pour voir ta tête quand…
— Bon, donc, c’est réglé, conclut Masklinn avec calme. Et maintenant, je pense qu’il vaudrait mieux mettre en place une surveillance renforcée sur le chemin. Quelques équipes devraient se rendre dans la vieille grange. Et ce serait une bonne idée de vérifier ce que les gens pourront emporter. Au cas où, bien entendu.
Dehors, Grimma l’attendait. Elle n’avait pas l’air très contente.
— Toi, je te connais bien. Je sais quelle tête tu as quand tu fais faire aux gens des choses qu’ils ne veulent pas faire. Qu’est-ce que tu mijotes ?
Ils se réfugièrent dans l’ombre d’une plaque rouillée de tôle ondulée. À l’occasion, Masklinn lançait un coup d’œil en l’air. Ce matin, le ciel n’était pour lui qu’un machin bleu où barbotaient des nuages. Désormais, c’était un machin rempli de mots, d’images invisibles et d’engins qui filaient à toute allure. Pourquoi fallait-il que, plus on découvrait de choses, moins on en sût vraiment ?
Il finit par parler.
— Je ne peux rien te dire. Je n’en suis pas très sûr moi-même.
— C’est en rapport avec le Truc, non ?
— Oui. Écoute, si je reste absent… euh… un peu plus longtemps que prévu…
Grimma se mit les poings sur les hanches.
— Je ne suis pas idiote, tu sais. Du jus orange ! J’ai lu pratiquement tous les livres qu’on a sortis du Grand Magasin. La Floride, c’est… c’est un endroit. Comme la carrière, voilà.
Encore plus grand, si ça se trouve. Et c’est très loin d’ici. Il faut traverser beaucoup d’eau avant d’y arriver.
— Je crois que c’est encore plus loin que la distance que nous avons parcourue au cours du Grand Exode, fit Masklinn d’une voix tranquille. Je le sais, parce qu’un jour qu’on était allés regarder l’aéroport, j’ai vu de l’eau, de l’autre côté, le long de la route. On aurait dit qu’elle s’étendait à l’infini.
— Qu’est-ce que je t’avais dit ? triompha Grimma. Sans doute un océan.
— Il y avait une pancarte, tout près. Je ne me rappelle pas tout ce qu’il y avait de marqué dessus. Je ne suis pas aussi bon que toi, en lecture. Un des mots était étagne ou étang, je ne sais pas.
— Tu vois bien !
— Mais ça vaut quand même la peine d’essayer, grimaça Masklinn. On ne pourra vivre en sécurité qu’en un seul lieu : chez nous. Sinon, on sera toujours obligés de courir d’un endroit à l’autre.
— Eh bien moi, ça ne me plaît pas.
— Mais c’est toi qui disais que tu n’aimais pas qu’on te force à t’enfuir. Il n’y a pas d’autre solution, non ? Laisse-moi tenter quelque chose. Si ça ne marche pas, on reviendra ici.
— Et si quelque chose tourne mal et que tu ne reviennes pas ? Je…
Grimma hésita.
— Oui ? l’encouragea Masklinn, plein d’espoir.
— C’est sur moi que va retomber la corvée d’expliquer les choses à tout le monde, décréta-t-elle. C’est une idée idiote. Je ne veux pas y être mêlée.
— Oh ! (Masklinn parut déçu, mais il resta plein de défi.) Eh bien, je vais quand même tenter le coup. Désolé.
5
V. Ainsi parla-t-il : Et quelles sont ces Grenouilles dont tu m’entretiens ?
VI. Et elle lui répondit : Tu ne pourrais point comprendre.
VII. Et il dit : Ah bon.
La nuit suivante fut chargée…
Le voyage jusqu’à la grange prendrait plusieurs heures. Des équipes allèrent baliser le trajet et préparer le chemin autant que possible, sans oublier d’ouvrir l’œil sur l’éventuelle présence de renards. Non qu’on en vît souvent, ces temps-ci ; un renard pouvait se laisser aller à attaquer un gnome solitaire, mais trente chasseurs enthousiastes et bien armés étaient une autre paire de manches. Il aurait fallu qu’un renard fût bien stupide pour manifester ne serait-ce qu’un intérêt passager. Les rares spécimens qui vivaient à proximité de la carrière avaient une tendance notable à s’éloigner à toutes pattes chaque fois qu’ils apercevaient un gnome. Ils avaient appris que gnome était synonyme de gros ennuis.