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Pour certains, la leçon avait été dure. Peu de temps après l’installation des gnomes dans la carrière, un renard eut l’agréable surprise de tomber sur un duo de cueilleurs de baies sans méfiance, qu’il dévora. Sa surprise fut encore plus grande cette nuit-là quand deux cents gnomes pas contents du tout remontèrent sa piste jusqu’à son terrier, allumèrent un feu à l’entrée, et le tuèrent en le lardant de coups d’épieu lorsqu’il jaillit de sa retraite, les yeux remplis de larmes.

Les animaux qui n’auraient pas dédaigné un bon repas à base de gnome sont légion, avait expliqué Masklinn. Qu’ils sachent bien que ce sera eux ou nous. Et il vaudrait mieux qu’ils comprennent tout de suite que ce sera eux. Aucun animal ne doit prendre goût à la viande de gnome. Ces temps-là sont révolus.

Les chats étaient beaucoup plus malins. Aucun ne s’aventurait jamais dans les parages de la carrière.

— Bien entendu, tout ça ne vaut probablement pas la peine qu’on se fasse du souci, déclara Angalo, l’air nerveux, alors que l’aube pointait. Si ça se trouve, on n’aura jamais à mettre ces mesures en œuvre.

— Et tout ça au moment où on commençait à bien s’installer, maugréa Dorcas. Enfin, je suppose que si on monte correctement la garde, on peut être prêts à évacuer tout le monde en cinq minutes. Et on commencera ce matin à entreposer les provisions là-bas. Ça ne coûte rien. En cas de besoin, elles seront sur place.

Les gnomes se rendaient parfois jusqu’à l’aéroport. On rencontrait en chemin une grande décharge, qui était une véritable mine de morceaux de tissu ou de fil de fer et, plus loin, des gravières inondées, très pratiques pour ceux qui avaient la patience de pêcher à la ligne. Le voyage représentait une excursion plutôt agréable, le long de pistes de blaireau. Il fallait traverser la route principale ou, plutôt, la contourner par en dessous ; pour des raisons inconnues, on avait installé avec grand soin des tuyaux sous la route, aux endroits précis où les pistes avaient besoin de la franchir. On pouvait supposer que c’était l’œuvre des blaireaux. En tout cas, ces animaux en faisaient grand usage.

Masklinn trouva Grimma dans le terrier scolaire, en dessous d’un des hangars, surveillant une classe d’écriture. Elle lui jeta un regard furibond, incita les enfants à continuer leur travail – et si Nico Merceri voulait bien faire profiter le reste de la classe de la plaisanterie qui l’amusait tant ? Non ? Eh bien ! qu’il se concentre sur ce qu’il faisait, alors – et elle emprunta le tunnel d’accès.

— Je passais simplement pour te prévenir que nous partions, expliqua Masklinn en tire-bouchonnant son chapeau entre ses mains. Il y a un groupe de gnomes qui se rend à la décharge, on devrait donc avoir de la compagnie en chemin. Ahem.

— L’électricité, fit Grimma sur un ton neutre.

— Hein ?

— Il n’y a pas l’électricité dans la vieille grange. Tu te souviens de ce que ça veut dire ? Des nuits sans lune où on était obligés de rester dans notre terrier ? Je ne veux plus connaître Ça.

— Eh bien, ce genre d’épreuve rendait peut-être les gnomes meilleurs, grommela Masklinn. On n’avait pas tout ce qu’on a aujourd’hui, mais on était…

— Terrifiés, affamés, gelés et ignorants ! coupa Grimma. Tu le sais très bien. Essaie de parler du Bon Vieux Temps à Mémé Morkie. Tu verras ce qu’elle te répondra.

— On était ensemble.

Grimma inspecta ses mains.

— Nous avions le même âge et on vivait dans le même terrier, c’est tout, répondit-elle d’un ton égal. (Elle releva la tête.) Mais la situation a changé, désormais ! Il y a… Eh bien, par exemple, il y a les grenouilles.

Masklinn la regarda avec une parfaite incompréhension. Et, pour une fois, Grimma ne semblait pas très assurée.

— J’en ai entendu parler dans un livre, expliqua-t-elle. Tu vois, c’est dans un endroit. Ça s’appelle l’Amériquedusud. Et on y trouve des collines où il fait chaud, où il pleut tout le temps, ça donne des forêts où il y a de très grands arbres et dans les plus hautes branches de ces arbres, il y a de très grandes fleurs, elles s’appellent des broméliacées, et l’eau s’accumule dans les fleurs pour créer de petites mares, et il y a une sorte de grenouille qui pond ses œufs dans les mares, et il en sort des têtards qui deviennent de nouvelles grenouilles, et ces petites grenouilles passent toute leur vie dans les fleurs au sommet des arbres, sans jamais savoir qu’il y a un sol en bas, et un monde autour d’elles, plein de choses comme ça, et maintenant, je sais qu’elles existent et je ne les verrai jamais, et toi (elle avala une goulée d’air), tu veux que je vienne vivre avec toi dans un terrier pour te laver tes chaussettes !

Masklinn passa en revue toute la phrase dans sa tête, au cas où elle prendrait une signification cohérente à la seconde écoute.

— Mais je ne porte jamais de chaussettes, fit-il remarquer.

De toute évidence, ce n’était pas la chose à dire. Grimma lui enfonça un doigt dans l’estomac.

— Masklinn, tu es un brave gnome et tu n’es pas bête, dans ton genre, mais ce n’est pas dans le ciel que tu trouveras des réponses. Il faudrait que tu gardes les pieds sur terre, au lieu d’avoir tout le temps la tête en l’air !

Elle s’en fut dans un froufroutement de jupes et claqua la porte derrière elle. Masklinn sentit qu’il avait les oreilles brûlantes.

— Mais je peux très bien faire les deux ! hurla-t-il après elle. En même temps !

Il réfléchit encore un peu avant d’ajouter :

— Comme tout le monde, d’ailleurs !

Il reprit le tunnel en sens inverse, d’un pas sonore. Pas bête dans ton genre ! Ah, Gurder avait bien raison, l’éducation pour tous, ce n’était pas une bonne idée. Il ne comprendrait jamais rien aux femmes, se dit-il. Même s’il devait vivre dix ans.

Gurder avait confié le commandement des Papeteri à Nisodème. Masklinn n’en était pas très content. Non que Nisodème ne fût pas intelligent. C’était plutôt l’inverse. Il avait une intelligence bouillonnante, latérale, qui déplaisait souverainement à Masklinn. Il paraissait toujours lutter contre une trépidation secrète ; quand il s’exprimait, les mots sortaient invariablement en cascade, et Nisodème intercalait sans arrêt des hum dans son torrent de paroles pour pouvoir reprendre son souffle sans laisser à quiconque une chance de l’interrompre. Il mettait Masklinn mal à l’aise.

Le gnome s’en ouvrit à Gurder :

— Nisodème est parfois surexcité, répondit Gurder, mais il a le cœur au bon endroit.

— Et sa tête ?

— Écoute. Nous nous connaissons bien, tous les deux, non ? On se comprend bien, tu ne trouves pas ?

— Si. Pourquoi ?

— Alors, je te laisse prendre les décisions qui affectent le corps des gnomes, expliqua Gurder (sa voix était juste à la lisière de la menace), et tu me laisses prendre celles qui mettent leur âme en jeu. Ça te paraît équitable ?

Et c’est ainsi qu’ils s’en furent.

Les adieux, les messages de dernière minute, l’organisation et, parce qu’ils étaient des gnomes, les mille petites disputes, n’avaient aucune importance.

Ils se mirent en route.

La vie dans la carrière commença à reprendre son cours normal. Il n’apparut plus de camions au portail. Au cas où, Dorcas dépêcha quelques-uns de ses jeunes assistants mécaniciens les plus agiles dans les hauteurs du grillage pour bourrer de boue le cadenas rouillé. Il ordonna également à une équipe de gnomes d’entortiller des fils de fer autour des montants du portail.

— Ça ne les retiendra pas bien longtemps, avoua-t-il. Pas s’ils sont déterminés.

Le Conseil ou, du moins, ce qu’il en restait, hocha la tête d’un air plein de sagesse, bien que, franchement, personne ne comprit grand-chose ni ne se souciât beaucoup de questions mécaniques.