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Ainsi, le deuxième rang du pouvoir ne méritait pas mieux que Mon, le second fils ; l’aîné honorait le premier rang, les militaires, ceux qui comptaient vraiment.

Et le dîner était conduit de même : la coutume du souper du roi avait pris naissance bien des générations plus tôt sous forme de conseil de guerre – c’est d’ailleurs à cette époque que les femmes en avaient été exclues. En ce temps-là, le conseil ne se réunissait autour du repas qu’une fois par huitaine, mais rapidement l’habitude s’était étendue à tous les soirs de la semaine, et les humains fortunés et de haut rang social, imitant le roi chez eux, dînaient séparément de leur épouse et de leurs filles. En revanche, la situation n’avait pas varié chez les gens du ciel : même ceux qui siégeaient à la table du roi partageaient leurs autres repas avec leur femme et leurs enfants.

Ce qui expliquait pourquoi un vieil ange du nom de bGo, assis à la gauche de Mon et chef de l’administration de son état, pignochait devant son assiette. De notoriété publique, son épouse se fâchait tout rouge lorsqu’il ne montrait pas d’appétit à sa table, et Père avait toujours refusé de s’offusquer de ce que bGo redoutât apparemment plus sa moitié que son souverain. Mais bGo avait beau être le plus âgé des administrateurs, en tant que doyen des services il ne disposait assurément pas d’autant de pouvoir que le trésorier et l’économe. Quant à sa conversation, il la menait d’un ton si revêche que Mon détestait s’asseoir près de lui.

De l’autre côté de bGo, en revanche, son autresoi, Bego, avait la langue beaucoup plus déliée – et un appétit nettement plus affirmé, qui tenait surtout à ce qu’il ne s’était jamais marié. Bego l’archiviste était plus jeune que bGo d’à peine une minute et demie, pourtant il était difficile de concevoir qu’ils eussent le même âge. Bego manifestait tellement plus d’énergie, de vigueur, de… oui, de colère, songeait parfois Mon. L’enfant adorait l’école lorsque c’était Bego le tuteur, mais il se demandait quelquefois si Père se rendait bien compte de la rage qui bouillonnait juste sous la surface chez son archiviste. Il ne s’agissait nullement de déloyauté – cela, Mon l’aurait signalé aussitôt –, plutôt d’une espèce de fureur contre la vie en général. Selon Aronha, cela tenait à ce qu’il n’avait jamais touché une femelle de son existence, mais ces temps-ci Aronha ne pensait qu’aux filles, et tout s’expliquait à l’en croire par le désir sexuel (ce qui, dans le cas d’Aronha et de ses amis, était sans doute exact). Mon, lui, ignorait les raisons de cette colère, mais elle introduisait en tout cas une délicieuse note de mordant et de scepticisme dans les leçons de Bego. Même sa façon de manger s’en ressentait : il mettait une sorte de violence dans sa manière de porter à sa bouche son rouleau de pain fourré de purée de haricots et d’y mordre, de le mâcher, de le broyer lentement, méthodiquement, un regard mauvais posé sur le reste de la cour.

À droite de Mon, le trésorier et l’économe bavardaient entre eux de leur domaine d’activité commun – à mi-voix, naturellement, afin de ne pas gêner la vraie réunion qui se tenait à l’autre bout de la table, autour du roi ; là, les militaires se régalaient mutuellement d’anecdotes sur les derniers raids et les récentes escarmouches. Adultes et humains, le trésorier et l’économe étaient beaucoup plus grands que Mon et cessaient en général de lui prêter attention après les habituelles manifestations préliminaires de courtoisie. La taille de Mon le rapprochait davantage du peuple du ciel, il connaissait par ailleurs mieux Bego, si bien que lorsqu’il lui arrivait de parler, c’est aux anges qu’il s’adressait.

« J’ai quelque chose à dire à Père », déclara-t-il à Bego.

Celui-ci mâcha encore deux fois, puis déglutit, sans quitter Mon de ses yeux las. « Alors dis-le-lui, répondit-il enfin.

— Exactement, murmura bGo.

— Il s’agit d’un rêve, reprit Mon.

— Dans ce cas, raconte-le à ta mère, dit Bego. Les femmes du milieu s’intéressent encore à ce genre de choses.

— C’est juste, fit bGo.

— Mais c’est un vrai rêve », insista Mon. bGo se raidit sur son siège. « Qu’en sais-tu ? »

Mon haussa les épaules. « Je le sais, c’est tout. » bGo se tourna vers Bego, qui en fit autant. Ils se regardèrent comme s’ils tenaient une sorte de conversation muette. Puis Bego revint à Mon. « Sois prudent quant à ce genre de prétentions.

— Je ne les lance pas à la légère. Seulement quand je suis sûr de moi. Quand c’est important. »

C’était une des leçons de Bego sur le jugement : « Chaque fois qu’il est possible de ne pas prendre de décision, c’est ce qu’il faut faire. Ne prenez de décisions que lorsque vous êtes sûrs de vous et seulement quand c’est important. » Bego hocha la tête en entendant Mon lui répéter son précepte.

« S’il me croit, la question ira au conseil de la guerre », dit Mon.

Bego le dévisagea. bGo l’imita un instant, puis leva les yeux au ciel et s’avachit sur son siège. « Je sens venir une scène gênante, murmura-t-il.

— Gênante uniquement si le prince est un sot, répondit Bego. Est-ce le cas ?

— Non, dit Mon. Pas cette fois-ci, du moins. » Mais, alors même qu’il l’affirmait, le doute l’assaillit. Après tout, c’était le rêve d’Edhadeya, pas le sien. Et puis quelque chose dans son interprétation le dérangeait. Cependant, il restait une certitude : c’était un vrai rêve, et il signifiait que quelque part des humains – des Nafari – subissaient une affreuse servitude sous le fouet de fouisseurs elemaki.

Bego attendit un moment comme pour s’assurer que Mon n’allait pas se raviser. Puis il leva l’aile gauche. « Père Motiak ! » clama-t-il.

Sa voix stridente trancha le bavardage bruyant des militaires en bout de table. Monush, depuis bien des années le guerrier le plus puissant du royaume, fut interrompu au milieu d’une histoire. Mon fit la grimace. Bego n’aurait-il pas pu profiter plutôt d’une pause naturelle de la conversation ?

L’expression ordinairement bienveillante de Père ne changea pas. « Bego, mémoire de mon peuple, qu’as-tu à dire durant le conseil de la guerre ? » Ses paroles exprimaient une légère menace, mais sa voix restait calme et affable, comme toujours.

« Pendant que les soldats sont encore à table, répondit Bego, je déclare qu’un membre éminent de votre royaume détient des renseignements qui, s’il vous plaît de vous y arrêter, relèvent du conseil de la guerre.

— Et qui est cet important personnage ? Quels sont ses renseignements ?

— Il siège aux côtés de mon autresoi et il peut vous livrer lui-même ce qu’il sait. »

Tous les regards se portèrent sur Mon, qui eut soudain envie de s’enfuir en courant. Edhadeya se rendait-elle compte de l’horreur de cet instant quand elle l’avait prié de se faire son porte-parole ? Mais impossible de battre en retraite, désormais, Mon le savait : l’humiliation retomberait sur Bego autant que sur lui-même. Même si son message ne rencontrait qu’incrédulité, il devait le délivrer – et sans trembler, de surcroît.

Mon se leva et, comme il avait vu son père le faire avant de prendre la parole, il regarda tour à tour tous les chefs du royaume dans les yeux. Il y lut de la surprise, de l’amusement, de l’indulgence. Il termina par Aronha qui, à son soulagement, affichait une expression non pas moqueuse ni gênée, mais sérieuse et intéressée. Aronha, merci de m’accorder ton respect.

« Je tiens mes renseignements d’un vrai rêve », dit-il enfin.

Un murmure parcourut la tablée. Qui, depuis des générations, avait jamais osé prétendre avoir reçu un vrai rêve ? Et devant le roi ?